Ma mère est en résidence depuis sept ans. De moins en moins autonome, elle est à l’étage de soins depuis deux ans. Elle en a 95 et est atteinte d’alzheimer. Incapable de s’occuper d’elle-même, elle nécessite des soins de plus en plus élaborés. Toutefois, elle s’alimente, reconnaît son monde. Mais elle a perdu tout contact avec la réalité.

La résidence, une de ces usines à vieux, ne peut plus lui fournir les soins dont elle aurait besoin. Elle sera donc transférée en CHSLD d’ici peu.

C’est ici que je m’effondre dans l’écriture de cette chronique.

Le CHSLD. Son odeur de soupe et de mort, d’ennui d’aînées parquées à jamais. Sa réputation calamiteuse. Sa triste histoire au temps de la COVID-19.

Je suis la proche aidante de ma mère depuis qu’elle est atteinte d’alzheimer. Un peu par la force des choses, car ma mère, une femme malheureuse, n’a jamais été ma meilleure amie. J’ai raconté cette difficile relation à un parent en perte d’autonomie dans une balado, il y a quelques années (Fais ce qui est bon pour moi, sur OHdio). Au fil des années en RPA, sans me rapprocher de manière significative – la maladie est une barrière, et le mal est fait –, quelque chose s’est assoupli dans ma relation avec elle.

Sa vulnérabilité m’a fait me rendre compte que j’étais SA voix, sa défenderesse, que ça me plaise ou non. Devant tant de fragilité, je devais être avec elle.

Elle ira donc en CHSLD dans une quinzaine. Ce sera un déracinement brutal, qui l’amenuisera encore. Il est de notoriété que les personnes âgées qui migrent au CHSLD n’y font pas long feu. Ce sera sa dernière demeure, elle qui déteste déménager.

Malgré la maladie et sa fragilité, ma mère est une coriace. Deux ans de COVID-19 et de confinement n’ont eu raison ni de sa santé ni de son moral. Un peu comme si sa bulle d’alzheimer l’avait protégée. Elle n’est pas malade, sauf de la mémoire et de la vieillesse. Mais je crains que le CHSLD soit une maladie violente. Il y aura des cris, des pleurs, un sentiment d’arrachement et d’abandon très fort. Elle se dégradera.

Ce qui m’amène à la très délicate question de l’aide médicale à mourir (AMM) élargie aux personnes souffrant d’alzheimer. En 2016, lors des travaux de la Commission sur les soins de fin de vie, il en fut question. Mais on a vite refermé la porte. Sujet trop délicat, pente trop glissante. En 2023, la question refait surface avec le projet de loi de la ministre déléguée à la Santé et aux Aînés, Sonia Bélanger, dont l’objectif est d’élargir les critères d’admissibilité en matière d’aide médicale à mourir.

Moi qui suis plutôt pour l’AMM, je suis partagée quant à son extension aux personnes atteintes d’alzheimer. Par mon bagage familial, je serais à risque, et hésiterais peu, pour moi, à signer une demande en amont et en toute connaissance de cause. Mais pour autrui, pour ma mère ?

Qu’est-ce que la perte de dignité ? Ça commence où, quand ? Que sait-on vraiment de ce qui se passe dans la tête des malades d’alzheimer ?

Dans le camp des POUR : les malades sont un fardeau pour les autres, ils portent ce poids sur leurs propres épaules. La peur de perdre sa dignité est aussi très légitime. Du côté des CONTRE, on craint la dérive. Les soins approximatifs dans certaines RPA, certains CHSLD, donnent envie d’en finir, la maltraitance existe, des aînés sont littéralement abandonnés. L’AMM deviendrait une option banalisée…

Lorsque je menais des entrevues pour ma balado, je posais la question à tous les intervenants que je rencontrais : médecins, chercheurs, personnes atteintes, aidants, personnel soignant, éthiciens : faudrait-il rendre possible en amont, alors que les malades sont encore conscients, le choix du suicide assisté pour les personnes atteintes d’alzheimer ? Personne. Personne n’était franchement pour. Tous étaient circonspects, prudents, hésitants et nuancés. Nous croyons tous que si nous savions ce qui nous attend, nous n’hésiterions pas un instant devant le spectre de la souffrance et de la perte de dignité. Et pourtant non, tout n’est pas si net.

Depuis ces entrevues, en quelques années à peine, nous nous sommes probablement habitués.

Il y a quelque chose de générationnel dans cette « banalisation » de l’AMM. Ce sont les boomers qui commencent à entrer en demande de soins et d’aide médicale à mourir. Ma mère est de la génération silencieuse, plus âgée, plus résignée que les boomers, une génération qui accepte les états successifs de la vie. Les boomers, eux, ont toujours agi sur leurs corps comme sur leurs vies. Offensivement. Ils ne sont pas résignés face à l’atteinte à leur qualité de vie. Ils voudront, ils veulent agir sur leur mort, et les X et les Y les suivront. La coupure d’avec la génération les précédant sera radicale.

Je vois ma mère qui ne veut quitter ni son studio, ni la RPA, ni la vie. Elle semblait enfin apaisée, calmée. Mais c’est maintenant le CHSLD qui l’attend. Elle n’a évidemment rempli aucune demande d’AMM, il y a 15 ans. Pour le meilleur ? Pour le pire ?

J’espère que le CHSLD sentira bon…