Le récent passage à Ottawa de Joe Biden marquait le 100e anniversaire de la première visite officielle d’un président américain au Canada. Lors de ce que son administration avait appelé le voyage de la compréhension, le président Warren Harding s’était arrêté à Vancouver en juillet 1923, la seule ville canadienne dans son itinéraire.

Depuis, les visites et conférences de presse bilatérales entre les dirigeants des deux pays sont devenues traditionnelles. Pensons à Kennedy et Diefenbaker à Ottawa en 1961, à Clinton et Chrétien en 1997 à Washington ou à Bush père et Brian Mulroney, cinq ans plus tôt, au même endroit.

Lors du point de presse commun du président Bush et du premier ministre Mulroney, les questions posées étaient surtout sur les excédents commerciaux, l’accord de libre-échange nord-américain et sur Murphy Brown.

Murphy Brown était une cheffe d’antenne et le personnage principal d’une excellente série télévisée éponyme et très populaire à l’époque. « Croyez-vous que Murphy Brown sert de bon modèle, Monsieur ? », avait alors demandé un des journalistes présents au président Bush. Hors contexte, cette question peut paraître étrange. Sauf que plus tôt dans la journée, à 4000 kilomètres de la capitale, le vice-président Quayle avait critiqué le personnage de Murphy Brown – fictif, je le rappelle – lors d’un discours au Club Commonwealth de San Francisco. Se plaindre de Kamala Harris aujourd’hui est d’avoir oublié Dan Quayle et sa grande inutilité.

Dans l’épisode de fin de saison, diffusé quelques jours plus tôt, Murphy Brown avait donné naissance à son premier enfant qu’elle avait décidé d’avoir et d’élever seule.

En parlant de ce qu’il percevait comme étant le déclin des valeurs traditionnelles aux États-Unis, Qualye avait dit aux Californiens rassemblés pour l’entendre parler que « cela n’aide pas les choses quand on retrouve à la télévision, à heure de grande écoute, Murphy Brown, un personnage qui incarne soi-disant la femme professionnelle intelligente et bien payée d’aujourd’hui, se moquant de l’importance des pères en portant un enfant seul et en l’appelant un simple autre choix de vie ».

Évidemment, Murphy Brown ne s’était pas moqué de l’importance des pères, mais la déclaration de Quayle fera couler beaucoup d’encre ici, là-bas et ailleurs, engendrera un énième débat sur l’avortement et deviendra emblématique du clivage culturel qui existe souvent entre les républicains et les démocrates et de la récupération utilisée pour diviser par un parti et pour unir par l’autre. Hélas, cette dynamique n’a pas changé.

Si, au Canada, nous sommes habitués à entendre des membres du Parti conservateur menacer de définancer Radio-Canada et la CBC, les Américains, eux, ont leur propre version.

À travers les années, et comme s’ils s’étaient passés une maladie transmissible, plus d’un républicain a répété vouloir réduire, voire éliminer, le financement à PBS – la télévision publique. Lors d’un débat présidentiel en 2012, Mitt Romney, le candidat républicain, avait annoncé que si élu, il cesserait les subventions au diffuseur malgré son amour pour Big Bird, l’attachant et immanquable gigantesque oiseau jaune de Sesame Street – l’émission symbolique du réseau. Comment et surtout pourquoi s’en prendre à une émission pour enfants si légendaire, éducative et essentielle ? Peut-être, comme aujourd’hui, était-elle trop inclusive ?

S’en prendre à Big Bird est aussi blasphématoire que de s’en prendre à Mickey Mouse. C’est pourtant un des combats qu’a choisi Ron DeSantis, le gouverneur de la Floride et vraisemblablement un candidat à la présidence des États-Unis pour l’élection de 2024. L’année dernière, DeSantis est parti en croisade contre l’empire de Disney, royaume de Mickey, à coups de représailles d’ordre fiscal et de gouvernance et de multiples tentatives de dénigrement public. Disney, dont le siège social et les principales activités sont à Orlando, en Floride, s’était publiquement opposée au projet de loi surnommé « Don’t Say Gay » du gouverneur. Le projet de loi – Parental Rights in Education, de son vrai nom – interdit, depuis son adoption en mars 2022, l’enseignement et la possibilité de discussions sur l’orientation sexuelle et sur l’identité de genre dans les salles de classe de la garderie à la troisième année du primaire.

Disney est dans la ligne de mire des républicains depuis des années. Le parti semble incapable de digérer la sensibilité du géant du divertissement, sa capacité d’évoluer au même rythme que la majorité de ses consommateurs et sa volonté d’être un reflet de la société de laquelle elle est issue.

Du changement d’ethnicité de la prochaine petite sirène au cinéma au retrait d’une scène misogyne dans le manège Pirates des Caraïbes à Disney World, les troupes de DeSantis, Carlson et autres acolytes se servent de ces nouvelles références de la culture populaire pour creuser un fossé qui ne fait que cristalliser la polarisation qui existe entre les deux partis et entre leurs électeurs respectifs.

Trop souvent, et à part quelques exceptions, dont le président Biden, les démocrates sont inefficaces côté messages politiques. Du moins, depuis les dernières années. En revanche, plusieurs d’entre eux savent comment bien récupérer ceux des autres. Nous en avons eu l’illustration la semaine dernière, alors que les acteurs de la très aimée et récompensée série Ted Lasso étaient invités à la Maison-Blanche, pour parler de l’importance du bien-être mental. Dans Ted Lasso, le personnage principal souffre d’anxiété et il est, à l’occasion, paralysé par des attaques de panique. Ce sont des troubles qui touchent, approximativement et respectivement, 30 % et 5 % des Américains. Cette visite – un coup de marketing pour les deux entités – aura eu le mérite de parler, sans tabou, d’un sujet important en lui donnant une visibilité bien au-delà des États-Unis.

Il est dit que la télévision perd en popularité. Certains chiffres le prouvent, mais il n’en demeure pas moins que c’est le média qui fédère le plus, celui qui a encore le plus d’influence et d’impact, et ce, sans limites géographiques. Pensons à la gifle de Will Smith lors des Oscars l’année dernière, à la cérémonie de mariage d’Harry et de Meghan ou à l’interview que le couple a accordée à Oprah.

En tant que téléphile, je souhaite ardemment que lorsque de grands moments de télévision seront récupérés, qu’ils le soient pour nous faire avancer et non pour le contraire. À son meilleur, la télévision et la culture populaire dont elle fait partie savent cristalliser les réalités et changements sociétaux, en les racontant. Je m’inquiète d’un parti ou d’individus, dont l’influence traverse les frontières, qui sont incapables de reconnaître et d’embrasser ces changements. S’ils ne peuvent le faire pour un monde fictif, quelles sont les probabilités qu’ils en soient aptes dans le réel ?