(Bucarest, Roumanie) Je suis en Roumanie cette semaine pour participer à des activités portant sur l’économie sociale, activités organisées en français dans le cadre du mois de la Francophonie et du 30e anniversaire de l’adhésion de la Roumanie à la Francophonie institutionnelle. J’y présente quelques succès québécois qui pourront, je l’espère, inspirer des municipalités roumaines.

Mais d’abord un petit mot sur le français en Roumanie. Près de 15 % de la population roumaine parle français, c’est-à-dire 3 millions de personnes. La relation de la Roumanie avec notre langue remonte à l’Empire ottoman, passe par Voltaire et Fénelon, ensuite par le français langue diplomatique, enseignée aux enfants des familles régnantes, et finalement par un étonnant croisement de littérature française et roumaine (Ionesco en étant un formidable exemple)⁠1. En 2010, 88 % des jeunes Roumains apprenaient le français pendant au moins quatre ans. Bref, nous sommes en pays de connaissance en Roumanie.

Pays de connaissance également grâce aux initiatives de l’Union européenne en matière d’économie sociale, un domaine où le Québec fait office de leader mondial. En 2016, au Québec, ce secteur de l’économie était constitué de 220 000 salariés (5,3 % des personnes en emploi) et 11 200 entreprises, dont 2760 coopératives. Toutes proportions gardées, l’économie sociale, chez nous, est une des plus développées au monde2.

Ici, à l’Université Titu Maiorescu de Bucarest, on s’intéresse donc à l’histoire de nos entreprises d’insertion sociale, à celle de nos caisses populaires, de nos coops d’habitation, de nos entreprises d’entretien ménager, etc. La documentation produite par le Chantier de l’économie sociale est une des sources privilégiées des chercheurs qui s’intéressent à ce type d’économie, encore à ses balbutiements dans bien des pays. Finalement, notre encadrement légal et institutionnel de l’économie sociale fait aussi l’objet d’études universitaires, notamment parce qu’il est issu de la société civile.

Économie socialiste ?

Dans un ancien pays du bloc de l’Est comme la Roumanie, un des principaux obstacles à la croissance de l’économie sociale, c’est son nom.

Les Roumains ont payé cher leur appartenance au bloc communiste et quand on prononce devant eux les mots « économie sociale », c’est « économie socialiste » qu’ils entendent… et le communisme, c’est non, ils ont déjà donné.

Quand je leur parle, par exemple, d’une coopérative de travailleurs ayant aidé à mettre en place la Laiterie de l’Outaouais, de prime abord, cela ne génère pas tellement d’enthousiasme. Des coopératives, ils en avaient dans tous les villages et l’échec du modèle économique communiste a été ici le même qu’ailleurs. Aujourd’hui encore, les difficultés économiques du pays sont considérables.

Là où notre modèle suscite l’intérêt réside beaucoup dans le fait que les entreprises d’économie sociale s’inscrivent directement dans l’économie de marché, elles ne constituent pas un prolongement de l’État.

Une coop de travailleurs et une coop de consommateurs ont beau posséder une bonne part des actions de la Laiterie de l’Outaouais, cette dernière affronte le marché avec les mêmes ressources et la même aide gouvernementale, s’il y a lieu, que les entreprises traditionnelles. Le principe de l’autonomie décisionnelle de nos entreprises par rapport à l’État ou encore leur gouvernance démocratique séduisent plus que le mot « social ».

Les anciens pays communistes ont souvent sombré dans un capitalisme débridé et ils doivent maintenant tenter d’en limiter les effets pervers.

L’enracinement local des entreprises et le réinvestissement des profits dans leur mission, une mission qui dépasse la simple accumulation personnelle de profits, rendent l’économie sociale intéressante comme modèle différent, ou complémentaire, de développement.

Certains autres exemples parlent fort, comme celui des coopératives funéraires, qui ont fait baisser le prix des funérailles de 30 à 40 %, ou encore celui des coopératives d’entretien ménager et des CPE qui ont permis de réduire le travail au noir, tout en permettant à des milliers de travailleuses d’avoir de meilleures conditions de travail. Le taux de survie des entreprises collectives convainc lui aussi : il est, après 10 ans, le double de celui des entreprises traditionnelles.

Si, pour les Roumains, les mots « économie sociale » ravivent certains souvenirs difficiles, ils restent séduisants. Ils me rappellent à moi à quel point le Québec a fait du chemin en plaçant la solidarité au cœur de ses choix.

1. Consultez la page « La francophonie en Roumanie »

2. L’innovation et l’économie sociale au cœur du modèle québécois, entretiens avec Benoît Lévesque, par Marie J. Bouchard, Presses de l’Université du Québec, 2021