S’il est vrai que la mort secoue les hommes comme le vent agite les arbres, mon grand-père souhaitait à la famille affligée d’avoir la résilience du palmier. Pourquoi ? Lorsque la tempête se déchaîne sur lui, disait-il, le palmier résiste. Il fait face aux rafales, il danse au rythme du vent, au risque de perdre quelques feuilles au passage, il plie et replie, mais il ne s’effondre pas.

Après cette allégorie, mon aïeul rappelait à ceux qui restent que les souvenirs du disparu les aideraient à traverser la tempête. Grâce à eux, ils pourraient mieux encaisser le coup et vivre le deuil, pour ensuite se réorganiser, resserrer les rangs et recommencer à vivre. Lorsque les vents s’apaisent, le palmier se redresse et, un jour, il déploie son feuillage aux rayons bienfaisants du soleil.

Si cette formule s’applique aux disparitions, disons, plus conventionnelles, le choc est bien plus terrible lorsqu’il est question de la mort d’un enfant. Encore plus quand elle survient sans avertir, comme dans cette garderie de Sainte-Rose à Laval.

Il arrive qu’un vent frappe si fort que le palmier, si résilient soit-il, finit par se pencher, vaincu par un début de déracinement. Il lui faudra alors beaucoup plus de temps et d’énergie pour se relever et retrouver un certain équilibre.

C’est ce drame qui s’est joué cette semaine. Les parents endeuillés auront à mobiliser tout leur courage pour ne pas s’effondrer. Imaginez le temps, la force et le soutien qu’il leur faudra pour se relever… Imaginez une maman qui dépose son rejeton dans une garderie et qui se fait annoncer une heure plus tard que son enfant est mort dans des circonstances aussi dramatiques qu’incompréhensibles.

Ma grand-mère, qui a très tôt souffert de la perte de deux de ses jeunes enfants, disait : « Si tu tues un jeune hippopotame, tu as aussi tué sa mère. » Elle racontait que c’est comme si une force maléfique était entrée dans son corps pour le vider de tout le jus qui donne envie de vivre. Jusqu’à sa mort, j’ai vu grand-maman poser ses mains sur un arbre, un immense baobab qu’on appelait la Mère, une sorte de matriarche végétale entourée de sa descendance dont j’ai raconté l’histoire dans un livre intitulé Rendez à ces arbres ce qui appartient à ces arbres.

Je me demandais parfois pourquoi elle errait sous ce géant de sève qui orne encore nos champs. Je l’ai appris après sa mort, par la bouche de mon père : si ce baobab occupait une place si particulière dans son cœur, c’est parce que ses deux enfants, Sikhe et Madlène, emportés par une épidémie à la fleur de l’âge, reposent à son ombre. Peut-être entendait-elle le souffle de sa défunte progéniture à travers ses branches… Il y a quelques années, j’ai voulu ériger une pierre tombale pour marquer leur sépulture, mais j’ai renoncé à le faire. Je préfère voir le baobab comme leur mausolée et imaginer des traces de leurs composantes dans le tronc et les branches de cet arbre qui a toujours été généreux avec notre famille.

Si la mort écoutait la volonté des vivants, personne n’assisterait à l’enterrement de son enfant. Ainsi disait ma grand-maman. L’ancêtre de mon ami gaspésien Mathieu Fournier avait perdu un de ses fils, emporté par la mer. Il avait à peine 18 ans. Quand elle regardait le grand bleu, par la fenêtre de la cuisine à Saint-Maurice-de-l’Échouerie, elle lui disait, tout bas : « T’es ben belle, mais t’es ben cruelle. » Ce drôle de sentiment, où s’entremêlaient admiration et rancœur, est probablement ce qui ressemble le plus à de la résignation. Comme ma grand-maman, cette Gaspésienne ne s’est jamais vraiment remise de la perte de son fils. La mer, qu’elle a eue en face d’elle toute sa vie, le lui a rappelé chaque jour, dans sa splendeur apaisée comme dans ses déchaînements sauvages. C’est ce que les autobus qui se promènent partout en ville risquent de devenir pour ces familles de Laval.

Mon cœur de parent saigne devant la disparition de ces enfants. Je souhaite aux parents d’avoir la résilience du palmier et la force du baobab.

Je leur souhaite d’être entourés de ces humains au grand cœur qui sont le meilleur remède pour leurs semblables. Je leur souhaite de profiter, bien au-delà de ce battage médiatique qui finira par s’estomper bien plus rapidement que la douleur et l’incompréhension, de cette solidarité de toute une communauté qui, lorsqu’elle resserre les rangs et se tient côte à côte, ne fait peut-être pas disparaître la peine, mais fait barrage aux vents qui continuent de souffler et protège, au moins partiellement, ces âmes injustement fragilisées.