C’était journée de Grande Guignolée des médias, une initiative médiatique qui, au fil des années, a réussi à soulever en quantité fonds et denrées en masse, et interpeller les citoyens autour des enjeux de la pauvreté, tout en se faisant un gros show. On y a vu surgir un genre particulier : le reportage hyper émouvant mettant en scène une victime de la pauvreté, digne et reconnaissante, quoique gênée de fréquenter une banque alimentaire. Cette année, les résultats ne sont pas tous colligés, mais visiblement, après deux ans de modestie médiatique pandémique, les dons sont moins au rendez-vous qu’auparavant. Pourquoi ?

Sortie de pandémie, mais surtout, inflation explosive qui insécurise peut-être ceux et celles qui donnaient ? Difficile de joindre les deux bouts pour plusieurs, qui auparavant n’étaient pas en situation fragile ? Les médias n’ont pourtant pas lésiné sur les portraits de la faim, sur les différents visages de la pauvreté. On a tous vu une Jessica expliquant sans rage, avec résignation, pourquoi elle avait recours à la banque alimentaire.

Au-delà des visages, il y a aussi eu les chiffres. Un Canadien sur cinq est à moins de deux semaines de l’insécurité alimentaire, faute d’économies.

Parmi ceux qui fréquentent les banques alimentaires ; 18 % sont des ménages monoparentaux, et 24 % des biparentaux qui travaillent ! Le travail n’arrive plus à garantir la sécurité alimentaire. Centraide a démontré que 21 % des familles les plus pauvres du Grand Montréal consacraient 80 % de leur revenu au logement, alors que ça ne devrait pas dépasser 30 % dans un monde idéal. Dans certains quartiers, des enfants travaillent maintenant dans le seul but de bonifier le revenu familial, mettant en péril leurs études, donc, leur avenir. Des étudiants, des aînés dont le revenu de retraite a été percuté par l’inflation ont recours aux banques alimentaires pour la première fois.

C’est à hurler.

On s’habitue à ces reportages, on se dit que ce sont des parcours individuels, des accidents de la vie, que ça ne nous arrivera pas. On détourne le regard. On compte nos sous, regarde nos factures, et on donne moins, espérant que la « fatalité » ne nous frappe pas.

Mais peut-être faudrait-il parler de la pauvreté différemment ? Tous ces reportages humains, sensibles, exemplaires, individualisent la pauvreté. C’est un mot passe-partout, un fait, un état, qui évite de parler du parcours d’appauvrissement, des classes sociales maganées. Comme si c’était l’individu malchanceux qui était frappé par la pauvreté. Quand des pourcentages aussi élevés de la population ont recours à de l’aide, ont faim et pas qu’à Noël, ce n’est plus une histoire individuelle touchante, mais un phénomène social qu’il convient de regarder en face et analyser avec d’autres outils que les larmes. Les gens s’en doutent bien, qu’ils ne sont pas un cas. Il s’agit de classes sociales, d’une dynamique collective de déclassement qui s’explique par des facteurs socio-économiques : revenus inadéquats, logements prohibitifs, parcours d’immigration, cheminement scolaire minimal, pensions non indexées.

Dans notre société embourgeoisée, les classes sociales ont disparu au profit des identités individuelles, de genre, de race, de groupe d’appartenance. Les catégories économiques sont out.

Ou alors, deviennent des licornes électorales à la Justin Trudeau, obnubilé par sa fameuse classe moyenne. Il y a pourtant 100 catégories de classes moyennes, dont certaines s’appauvrissent dangereusement. Les pauvres sont exsangues tandis que les vrais riches s’enrichissent comme jamais, loin de la Guignolée. La dynamique des classes sociales se durcit ces années-ci sans qu’on en parle trop…

Nous soulageons notre conscience en envisageant les individus en difficulté un à la fois, comme si nos dons allaient endiguer des cassures systémiques. Si on envisageait la pauvreté à travers la dynamique des classes sociales, on pourrait voir des solutions plus structurantes : augmentation du salaire minimum, investissements massifs en logement social, parcours éducatifs soutenus chez les jeunes. Les grandes enseignes alimentaires qui engrangent des profits records devraient aussi prendre leurs responsabilités, comme ça se fait en Europe : limiter le prix des denrées de base.

Pendant qu’on s’apitoie, on ne regarde pas vers le haut, là où les hyper nantis s’enrichissent encore plus. On ne regarde pas au centre, là où le filet social se découd tranquillement, en santé, en éducation. On ne questionne pas les administrations publiques quant à leurs politiques de logement. Une brèche est grande ouverte dans le social. Ce n’est malheureusement pas à coup de paniers de Noël qu’on la colmatera durablement. Je suis certaine que Jess est d’accord avec moi.