La biodiversité est un monde à la fois gigantesque, déstabilisant, magnifique, drôle et émouvant pour toute personne curieuse et qui a de la place pour l’écologisme dans son cœur. Quant à s’y intéresser plus scientifiquement, elle est une belle façon de réapprendre l’humilité et d’interroger notre véritable place dans ce que nous aimons bien appeler « notre » planète.

En vérité, la Terre est bien plus une planète végétale, fongique et bactérienne. Mis ensemble, champignons, bactéries et plantes représentent 96,7 % de sa biomasse. D’ailleurs, lorsqu’on la regarde de l’espace, c’est le bleu de l’eau et le vert chlorophyllien qui dominent largement dans les images. Si on se défait de ce suprémacisme humain sur le reste du vivant, quelle est notre place réelle dans la diversité des organismes qui peuplent la planète ?

Dans son excellent bouquin intitulé La vie secrète des insectes, préfacé par Marianne Desautels-Marissal, la biologiste norvégienne Anne Sverdrup-Thygeson répond à cette question d’une façon très imagée. S’il y avait un Parlement onusien paritaire et représentatif de la biodiversité, voici ce qu’elle dit : « Les insectes obtiendraient plus de la moitié des voix. Les autres petites espèces telles que les araignées, les escargots et les lombrics, entre autres, constitueraient à elles seules un cinquième des voix. Les plantes sauvages au sens large du terme atteindraient environ 16 %, tandis que les espèces connues de champignons et de lichens se partageraient un petit 5 % des voix. »

Quelle place pour l’humain dans tout ça ? Même si notre nombrilisme nous amène à voir la planète comme notre propriété privée, l’espèce humaine n’aurait pas été représentée dans ce Parlement. Au mieux, dit l’autrice, une association avec l’ensemble des autres vertébrés terrestres ne nous garantirait que quelques miettes du pouvoir.

Malheureusement, si cette vision imagée de la biodiversité est inspirante, la réalité est tout autre, car l’humain est l’enfant terrible qui règne sans partage dans la biosphère.

En cause, après l’avoir doté d’une grande intelligence combinée à une génétique d’insatisfaction, la nature a perdu le contrôle de ce bipède.

Depuis, comme dans les films de science-fiction, la créature a évolué et s’est retournée contre son créateur. Que voulez-vous ? La reconnaissance d’un âne, disait mon grand-père, c’est un coup de pied dans les testicules de celui qui le soigne. Aujourd’hui, partout sur la planète, des espèces tirent leur révérence, vaincues par le manque de sagesse de celui à qui Descartes conseillait, dans sa célèbre et épouvantable citation, d’être maître et possesseur de la nature. Si on organise aujourd’hui de grandes conférences pour la sauvegarde de la biodiversité, c’est parce que l’anthropocentrisme de notre espèce nous mène tranquillement vers la catastrophe. Nous avons oublié que c’est la symbiose avec la nature, bien plus que la domination, qui est gage d’une coexistence durable avec le reste de la création.

Cette biodiversité mérite d’exister autant que nous et a même beaucoup de choses à nous apprendre. S’y intéresser, c’est trouver des histoires de vie qui peuvent nous aider à améliorer notre humanité ou décrocher de notre nombrilisme délétère.

Je vous donne un exemple. Quand j’étais étudiant, je me suis souvent fait dire par mes professeurs que l’agriculture et l’élevage étaient des inventions humaines qui datent du néolithique, aux alentours de 10 000 ans. Pourtant, des millions d’années avant l’apparition de notre espèce, les fourmis dites champignonnistes maîtrisaient les rouages d’une « agriculture » et d’autres pratiquaient un « élevage » de pucerons pour se délecter du miellat que ces insectes excrètent, un peu comme nous valorisons le lait de certains mammifères domestiques.

Une des découvertes sur les activités « d’élevage » des fourmis qui a vraiment touché l’ancien berger en moi a été faite dans les années 1960 par un entomologiste de l’Université d’État de la Louisiane, Gary Ross. Ce chercheur a découvert, dans la région de Veracruz au Mexique, une extraordinaire relation unissant des fourmis charpentières à la chenille d’un papillon dont le nom scientifique est Anatole rossi.

Les fourmis surveillent les chenilles pendant la nuit et les entrent dans une sorte « d’étable » pendant la journée.

En échange de leurs services, les « bergers » obtiennent des gouttelettes de miellat secrétées par des excroissances situées à l’arrière du corps de la chenille. Pour solidifier la relation, la chenille produit des phéromones qui mettent ses bergers dans une certaine euphorie. Sous l’effet de ce composé presque magique, les fourmis deviennent plus attentionnées et parcourent le corps de la chenille. Je vois presque ici mon père devant son troupeau de zébus adoré.

Comme des éleveurs responsables, les fourmis chassent les araignées et autres insectivores qui voudraient bien mettre la délicieuse chenille à leur menu. Quand la lumière du jour se pointe, les bergers sifflent la fin de la pâture et amènent tranquillement la chenille dans l’étable creusée, juste en dessous du pâturage aérien. Elles entrent leur protégée dans cet abri avant de fermer hermétiquement l’entrée. Quand l’hiver approche, les fourmis creusent leur étable plus profondément dans le sol pour protéger la chenille du froid. Ainsi va la relation entre les fourmis et leur larve productrice de miellat, jusqu’au jour où cette dernière s’immobilise, s’enferme dans un cocon et entame sa métamorphose. Si les fourmis pouvaient parler, elles contesteraient certainement cette certitude qui fait de notre espèce celle qui a inventé l’agriculture et l’élevage.

C’est aussi ça, la biodiversité. Elle est faite de riches pages d’histoire de la vie qui méritent simplement d’être mises à l’abri de l’utilitarisme de notre espèce. Autrement dit, ce n’est pas parce que ça ne sert pas nos intérêts immédiats que ce n’est pas important.