L’ancienne journaliste et députée Paule Robitaille parcourt l’Europe depuis quelques semaines afin de rendre compte des impacts concrets de l’invasion de l’Ukraine sur les Européens.

(Riga, Lettonie) Je ne suis pas revenue à Riga depuis les grandes luttes pour l’indépendance de l’hiver 1991. Je retrouve le même hôtel qu’en ce temps-là : l’Intourist Latvia, au cœur de la ville, devenu le Radisson Blu. Il n’y a plus de troupes soviétiques qui patrouillent dans le quartier. Je croise plutôt dans le lobby de l’hôtel des soldats d’un contingent de l’OTAN, des Polonais et des Danois qui vont rejoindre le détachement de militaires canadiens stationnés juste à l’extérieur de la capitale.

Je sens la guerre très proche, immédiate. Les frontières russe et biélorusse ne sont qu’à quelques heures de voiture.

Malgré la présence de l’OTAN, malgré leur place au sein de l’Union européenne, les Lettons savent très bien que la Russie ne ferait qu’une bouchée de leur petit territoire.

Alors, leur gouvernement fournit tout ce qu’il peut en armes et en aide humanitaire à l’Ukraine. « On leur donne tout pour qu’ils puissent se battre pour nous », me dit une connaissance convaincue qu’en cas de défaite, ils seront les prochains.

Le pays d’à peine 2 millions d’habitants compte déjà 37 000 réfugiés ukrainiens. On les rencontre partout. Leur drapeau flotte devant tous les immeubles publics. Cette solidarité sera mise à l’épreuve cet hiver. L’inflation est déjà la plus élevée d’Europe à 21 %. On se prépare aux factures salées d’électricité et de gaz. Les professeurs de l’Université de Riga donneront leurs cours en Zoom pour économiser le chauffage des salles de classe. La Lettonie demeure dépendante en gaz de l’ennemi russe à près de 100 %.

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L’inflation atteint 21 % en Lettonie, un des taux les plus élevés d’Europe.

Cela n’empêche pas son gouvernement de fermer complètement ses frontières aux Russes. Même aux hommes qui craignent d’être transformés en chair à canon. Seules exceptions : les dissidents russes et les journalistes indépendants. Les touristes russes les poches pleines d’euros iront ailleurs. On a retiré la résidence permanente aux citoyens russes propriétaires d’entreprise et d’immobilier.

Gantis Gadzans, un homme d’affaires prospère, me raconte l’histoire de son voisin, un médecin russe, qui avait acheté une maison patrimoniale abandonnée qu’il avait toute rénovée. N’ayant plus de statut en Lettonie, il a dû la mettre sur le marché. « Vérifiez chez Sotheby’s, les offres se multiplient ! » Je passe devant l’agence immobilière au centre-ville. On confirme.

Ainsi, les commis chez Burberry et Hugo Boss se tournent les pouces. Helena, propriétaire d’un magasin de luxe, se demande si elle va tenir le coup. Ses ventes ont complètement chuté depuis neuf mois. « Les Russes injectaient des millions d’euros dans le marché, proteste Gantis, qui trouve cette attitude trop téméraire. Leur départ nourrira la récession. »

En mode « assimilation »

Toutefois, au-delà des tracas matériels, le plus ironique et le plus triste, c’est qu’en Lettonie, les plus grandes victimes de cette guerre de Poutine, qui prétexte vouloir sauver les Russes d’Ukraine, ce sont les Russes de Lettonie. Et par « Russes », je veux dire tous ces Soviétiques, leurs enfants et petits-enfants envoyés ici par l’URSS pour « coloniser » les États baltes. Ils constituent aujourd’hui le tiers de la population.

Au téléjournal en soirée, lorsque le Letton de souche voit les horreurs de la guerre, il revoit l’occupant soviétique, il se rappelle sa culture réduite à un thème folklorique, les dizaines de milliers d’innocents envoyés au goulag, la Seconde Guerre mondiale qui a décimé son peuple. Ces traumatismes viennent hanter toute une population qui donne carte blanche à un discours nationaliste qui n’a plus de patience pour la minorité russophone qui peine encore à s’intégrer après 30 ans ! On passe dorénavant en mode « assimilation ». Il n’y a plus de zone grise : c’est noir ou blanc.

Depuis le 24 février dernier, le parlement letton a adopté une loi qui interdira en 2023 d’enseigner le russe, même comme deuxième langue. Fini l’enseignement supérieur dans la langue de Dostoïevski.

Les sites web des ministères sont dorénavant en letton seulement. Toutes les chaînes de télé qui viennent de Russie sont bannies. Les symboles de l’Union soviétique perçus comme des signes d’agression, abattus. Est-ce qu’on va changer le nom de la place Pouchkine et de la rue Tourgueniev ? Certains y réfléchissent.

Je rencontre Igor Gubenko, professeur de philosophie et russophone de 37 ans, dans un café. « Dans le contexte de cette guerre insensée, je n’ai aucune autorité morale de m’opposer à ces mesures antirusses. » Un politicien me confie : « Je suis personnellement contre ces lois, mais j’ai voté pour sinon la vindicte populaire m’aurait détruit. »

Alors, du côté russe de la Lettonie, la propagande de Poutine fait du millage. Le dernier sondage indique que 25 % d’entre eux s’opposaient à la guerre, 20 % étaient pour et 50 %, indécis. Et les tensions montent. Et l’intolérance prend du coffre. Ainsi va la vie de la petite Lettonie, encore une fois menacée par les ambitions impériales d’un régime fou furieux.

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