Le zoocentrisme, c’est cet intérêt disproportionné que l’humanité a pour les animaux au détriment de la vie végétale.

Si l’animal nous fascine tant, c’est parce qu’il a des yeux, des pattes, et se déplace comme nous. Il ressemble bien plus à notre alter ego qu’une marguerite ou un sapin. Le célèbre philosophe de l’Antiquité Aristote voyait aussi les plantes comme des êtres inanimés. Une représentation réductrice qui se frayera durablement un chemin dans les croyances et le savoir cumulatif du monde occidental.

Encore aujourd’hui, dans la langue française, certaines expressions fossilisent ce mépris historique. Quand l’humain végète, il n’est jamais loin de l’inertie cérébrale à partir de laquelle le vivant et la roche se confondent. De la même façon, se faire comparer à une plante verte est tout aussi réducteur. Les végétaux, on les trouve si banals qu’on s’indigne bien moins devant les massacres à la tronçonneuse dont leur biodiversité est victime. Nombreux sont les militants qui s’offusquent, à juste raison, devant la menace de disparition des ours polaires, des baleines, des rhinocéros, des éléphants ou d’une petite grenouille endémique d’un marécage convoité par l’industrie. Cependant, peu déchireront leur chemise devant le drame végétal en ces temps de crise.

Le zoocentrisme humain est au cœur de cette indignation sélective. Ici, plus la bête est énorme et forte, plus elle nous émeut et nous interpelle. Le monde a toujours adulé l’éléphant et piétiné la souris, ainsi disait mon grand-père.

Comme le rappelait le végétaliste italien Stefano Mancuso, c’est aussi la même passion obsessionnelle pour la vie animale qui explique que dans la Bible, le patriarche Noé n’ouvrit son arche qu’aux animaux alors que se jouait un énorme cataclysme qui allait massacrer toute la vie terrestre. Pourtant, sur une Terre en proie à une extermination généralisée, si quelqu’un devait penser sauver la vie, mettre des semis, des graines et des plantules dans la barque avant de s’occuper de la grande faune aurait été le choix le plus logique.

Sans des plantes, on a beau sauver toutes les bêtes de la Terre, elles finiront par mourir de faim.

La vie animale dépend des organismes chlorophylliens qui sont les seuls capables de fabriquer des molécules alimentaires à partir du rayonnement solaire, de l’eau, du dioxyde de carbone et d’autres ingrédients qu’on trouve dans la biosphère.

Notre mésestime de la flore doit à une longue errance de la pensée philosophique occidentale sur le sujet. Même Théophraste, considéré comme le père de la botanique, est tombé dans cette vision réductrice de la flore. Ce savant, qui détenait pour son époque une fine connaissance du monde végétal, n’a pas hésité à présenter les plantes comme des organismes dénués de caractère et d’activité. Une vision qui s’inscrivait en droite ligne de celle de son maître, Aristote. Dans son fameux Traité de l’âme, le célèbre philosophe de l’Antiquité racontait que les plantes étaient dotées de simples capacités de croître et de se nourrir. Les animaux possédaient donc la sensibilité en plus. Au sommet de sa pyramide, l’humain restait la seule espèce possédant une âme et une rationalité. Après tout, c’est lui qui faisait ce classement.

Dans l’école d’Aristote, la vie végétale était un décor vivant, un monde d’insensibilité, d’absence d’émotion et d’intelligence. Plus tard dans sa vie, Aristote ajustera sa pensée et fera passer les plantes, qu’il disait dépourvues de sens, du statut d’êtres inanimés à celui d’êtres vivants porteurs d’un très bas niveau d’âme. Heureusement, nageant à contre-courant de son époque, Démocrite voyait les végétaux comme des êtres qui n’étaient pas si loin des humains. Il proposa de voir les arbres comme des humains renversés, c’est-à-dire des créatures dont la tête, représentée par le système racinaire, est dans la terre, et le corps en l’air. Un regard très avant-gardiste, car aujourd’hui, de plus en plus de scientifiques voient le système racinaire des plantes comme étant l’équivalent de notre système nerveux.

Dans le monde des scientifiques végétalistes d’aujourd’hui, il y a aussi des chercheurs qui naviguent à contre-courant du consensus pour défendre ostensiblement que les plantes ont leur propre forme de sensibilité et d’intelligence. Depuis une cinquantaine d’années, cette autre façon de voir la flore est portée, entre autres, par quelques têtes d’affiche. On peut citer Francis Hallé en France, Stefano Mancuso en Italie, Karle Niklas aux États-Unis, Frantisek Baluska et Anthony Trewavas en Allemagne. Elle se développe à grande vitesse et rapporte des résultats qui déstabilisent les sceptiques qui refusent encore qu’on puisse mélanger végétation et intelligence dans la même phrase.

Les plantes, qui ont eu proche de 500 millions d’années d’expérimentation avant que l’humain ne se pointe dans leur existence, ont développé une forme d’intelligence qui n’a rien à voir avec la nôtre. Selon Mancuso, en plus de posséder des équivalents de l’odorat, du goût, de l’ouïe, du toucher et de la vue, les plantes sont dotées d’une quinzaine d’autres sens dont on ne trouve pas d’équivalents chez les humains. Elles sont capables de déterminer le taux d’humidité dans un terrain, l’emplacement d’une source d’eau, la pression atmosphérique, de percevoir la pesanteur, les champs électromagnétiques et un nombre très élevé de gradients chimiques contenus dans l’air et le sol, etc.

Bref, si on devait considérer aujourd’hui la sensibilité comme un critère majeur d’intelligence, comme le suggérait Aristote, les plantes seraient bien au-dessus des animaux que nous sommes.

La fascination humaine pour la vie animale ne devrait donc pas faire oublier que les organismes chlorophylliens sont la fondation sur laquelle s’est construite la biosphère. Il faut d’ailleurs saluer cette initiative très avant-gardiste sur le sujet qu’est la Réserve mondiale des semences du Svalbard, en Norvège. Ce centre de conservation des semences, qui a commencé en 2008, est aussi appelé « l’arche de Noé des plantes ». Creusée à plus de 120 m à l’intérieur d’une montagne, cette banque de grains conserve aujourd’hui la génétique de plus d’un million d’espèces et de variétés. Une idée aux antipodes du projet zoocentrique qu’incarne l’arche de Noé.