L’ancienne journaliste et députée Paule Robitaille parcourt l’Europe depuis quelques semaines. Tous les samedis d’ici Noël, elle dépeint pour la section Débats les impacts concrets de l’invasion de l’Ukraine sur les Européens.

(Tbilissi, Géorgie) Dans ma mémoire se bousculent des images en noir et blanc de poètes devenus guerriers portant de vieux fusils en bandoulière, rassemblés à la place Lénine un soir humide de décembre 1991. La grande nation géorgienne allait enfin se débarrasser de l’envahisseur : l’empire russe devenu l’Union soviétique qui avait envoyé des milliers des leurs à l’abattoir.

Je me souviens du président, Ziad Gamsakhourdia, un nationaliste fou furieux, à la tête d’un embryon de pays dans la ligne de mire de Moscou. Il s’en est suivi une guerre civile terrible. Le cœur de la capitale a été complètement dévasté.

Je reviens donc à Tbilissi 30 ans plus tard en pleine nuit. La ville brille ! Je vois un gratte-ciel. Les immeubles historiques merveilleusement éclairés se sont refait une beauté. Les drapeaux de Géorgie et de l’Union européenne flottent côte à côte. C’est le grand rêve géorgien que de faire partie de la grande famille européenne. Gamsakhourdia est devenu un héros. Je me dis que la Géorgie s’est réellement débarrassée de l’envahisseur et j’ai une pensée pour ses poètes.

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Le bar Tsota, l'un des nombreux rendez-vous de la jeunesse russe en exil à Tbilissi

Le lendemain, toutefois, dans la ville, j’entends du russe partout... Tous les cafés semblent avoir été investis par une armée de hipsters, moyenne d’âge 25 ans, qui parlent la langue de Tolstoï. Au Groovy Roasters, la clientèle, le personnel, tout le monde est russophone. Alexeï, le barista de 26 ans, un rouquin aux yeux verts, prend une pause au soleil assis sur le cadre d’une fenêtre. Le Moscovite qui a participé à plusieurs manifestations anti-Poutine a quitté la Russie en septembre. « J’avais peur de mourir au front dans cette guerre qui n’a aucun sens. » Son père, lui, d’origine ukrainienne, est parti se battre... pour Poutine. Ça l’a révolté. La famille est brisée.

Ils seraient au moins 100 000 Russes en Géorgie. Pour ce petit pays de 3,5 millions d’habitants, ce n’est rien de moins qu’une invasion. Ils occupent hôtels et appartements aux côtés de dizaines de milliers de Biélorusses et de réfugiés ukrainiens.

Leur présence donne un coup de fouet à l’économie du pays. Plus de 1 milliard de dollars ont transité de la Russie à la Géorgie cette année, cinq fois plus que l’an dernier. Pendant que le monde entier craint une récession, ici, la croissance du produit intérieur brut (PIB) passera de 5 % à 10 % en 2022. Le lari, la monnaie nationale, n’a jamais été aussi forte.

J’ai rencontré un programmeur, une chimiste, un expert de cryptomonnaie, un ingénieur en aéronautique, une économiste, des entrepreneurs, une psychologue et deux manucuristes de 19 ans. Tous m’expliquent que le retour en Russie signifierait au mieux la prison, au pire le front, la torture ou le viol.

La voix des tsars

Cet exode de cerveaux fabuleux ne pourrait-il pas profiter à la Géorgie ? Cet afflux de Russes n’est-il pas une excellente nouvelle ?

Mais voilà ! Si moi, j’entends la langue de Tolstoï et vois des bellâtres sans malice, mes amis géorgiens, eux, entendent toujours celle des tsars, des Soviets et de Poutine et voient des agents du FSB partout.

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Affiche à Tbilissi

« Et si c’était un cheval de Troie ? Si la Russie de Poutine les avait infiltrés ? Ne saviez-vous pas que Tbilissi est un nid d’espions ? », me dit un analyste politique réputé.

Aux jeunes Russes urbains branchés se sont ajoutés récemment les hommes de la province qui fuient la mobilisation, pas nécessairement anti-Poutine, qui arrivent avec l’attitude du colonisateur comme si l’Union soviétique existait toujours. Bref, des versions russes du président d’Air Canada Michael Rousseau, à la puissance 10.

Alors, les graffitis antirusses pullulent. À l’entrée de cafés, des écriteaux avertissent que les pro-Poutine seront jetés à la rue. On refuse de servir les clients en russe, question de rappeler que la Géorgie est un pays souverain.

Et puis, l’armée russe occupe, au nord et à l’ouest, des territoires géorgiens. La dernière offensive date de 2008. Ces incursions ont fait des centaines de milliers de déplacés. Ces Géorgiens squattent dans la misère à Tbilissi pendant que des exilés russes s’éclatent dans les bars technos et font monter le prix des loyers de 75 %. Ça dérange.

« Qu’ils fassent comme les Iraniens, qu’ils retournent chez eux et qu’ils sortent dans la rue ! Ce n’est pas aux Ukrainiens de débarrasser la planète de Poutine. Qu’ils prennent leurs responsabilités ! », poursuit l’analyste politique.

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Vu à Tbilissi

Reste que l’Iran n’est pas la Russie. Une majorité de la société russe, en plein délire, demeurait derrière son président. Des dizaines de milliers de dissidents croupissent en prison. Cent mille hommes sont morts au front en neuf mois en Russie. Peut-on vraiment reprocher à ces jeunes de fuir un pays qui ne leur ressemble pas ?

Mais qui suis-je pour juger ? Si l’Ukraine perd la guerre, la Géorgie pourrait être la prochaine victime. Au pays des poètes guerriers, l’épopée impériale de Vladimir Poutine nourrit les vieux démons. Il n’y a pas de bons Russes. Ils sont tous dans le même « bateau de merde », lit-on sur le mur d’un bar de la capitale, ironiquement, l’un des plus prisés par cette jeunesse de l’exil.