Sentant l’appel du terrain, l’ancienne journaliste et députée Paule Robitaille vient d’entreprendre un voyage en Europe, où elle dépeindra les impacts concrets de l’invasion de l’Ukraine sur les Européens. Tous les samedis, d’ici Noël, vous pourrez suivre ses chroniques dans la section Débats. Bonne lecture !

Je file sur le train Munich-Vienne lorsque j’apprends que deux missiles russes viennent de s’écraser du côté polonais dans cette guerre insensée qui ravage l’Ukraine.

Je suis alors en pleine discussion avec un jeune voisin de cabine munichois captivé par le pays de Vladimir Poutine. À l’annonce de la nouvelle, il saute sur son téléphone pour la vérifier, secoue la tête et devient très agité. Ce mardi-là, les premières informations veulent que les missiles aient été lancés par la Russie. Alerte rouge. La conversation vire rapidement à la possibilité d’une Troisième Guerre mondiale.

« Notre armée est famélique ! », confirme mon voisin. Réveil brutal que cette guerre en Ukraine pour l’Europe et l’Allemagne en particulier. Depuis la fin de la guerre froide, le pays a cessé d’investir dans son armée. En septembre, le gouvernement allemand a annoncé 100 milliards d’euros pour la moderniser. Mais toute cette remise en état va prendre du temps. Le service militaire obligatoire n’existe plus depuis 2012. Et, comme au Canada, la Bundeswehr cherche désespérément des bras. Mon jeune ami, fils d’un militaire, a choisi le tourisme et n’a pas l’intention de changer la trajectoire de ses ambitions professionnelles.

Il se dit pacifiste, mais prie pour que les puissances occidentales ne concèdent rien à Poutine et ne laissent pas tomber les Ukrainiens. Je suis d’accord. Appuyer l’Ukraine, contenir cette guerre, reste justement la meilleure façon d’éviter une escalade du conflit et un bouleversement à long terme de l’ordre mondial. Poutine joue dans nos têtes. L’ex-espion du KGB est champion à ce petit jeu. À ce stade-ci, la menace nucléaire demeure une hypothèse.

Des vestiges du IIIe Reich

À sept heures de voiture de la frontière ukrainienne, la géopolitique ne laisse personne indifférent. Le passé guerrier européen, pas si lointain, a marqué le grand-père et l’arrière-grand-père de mon jeune voisin. À cette époque, les rôles du bon et du méchant étaient inversés. Le méchant, c’était indéniablement l’Allemagne nazie.

À Munich, les vestiges des années noires du IIIe Reich ponctuent mes pas. Ils sont là pour qui veut bien les voir.

On m’a gentiment invitée à une soirée à l’Université de musique et des arts du spectacle de Munich. L’immeuble, construit en 1936, s’appelait jadis le « Führerbau » ; le palais munichois d’Adolf Hitler.

Je suis admirative de ces Munichois qui ont choisi de noyer les fantômes de ce passé douloureux avec la musique, le théâtre et une jeunesse européenne qui vient de partout. Nous regardons ébahis la parfaite prestation d’une chorale qui chante Mendelssohn dans les escaliers de marbre rose. C’est grandiose.

Et pourtant ici, le 30 septembre 1938, sous l’initiative de Mussolini, le Führer avait signé, avec le ministre français de la Guerre, Édouard Daladier, et le premier ministre britannique, Neville Chamberlain, un accord tristement célèbre. Il garantissait la paix en échange d’un petit territoire tchécoslovaque qu’on appelait les « Sudètes » qui serait redonné à l’Allemagne. L’année suivante, les troupes du Führer envahissaient toute la Tchécoslovaquie et la Pologne. Les Alliés s’étaient fait passer un sapin, comme on dit chez nous. On connaît la suite.

« Vous avez eu à choisir entre la guerre et le déshonneur. Vous avez choisi le déshonneur, vous aurez la guerre », avait lancé Winston Churchill, alors simple député.

Ces mots résonnent plus fort que jamais. De l’autre côté du spectre, de plus en plus bruyamment, certaines voix ne craignent pas le déshonneur de Churchill et pressent leurs gouvernements de raisonner l’Ukraine pour qu’elle négocie tout de suite pour apaiser Poutine. C’est la grande crainte de l’Ukraine et cela serait une erreur.

La reprise de Kherson, un tournant

La retraite russe à Kherson rend de moins en moins hypothétique la perspective d’une défaite russe et semble éloigner pour le moment celle de négociations ouvertes. Pourquoi les Ukrainiens voudraient négocier ? Leur victoire à Kherson marque un tournant dans cette guerre et montre, encore une fois, la déroute de l’armée russe et de ses milices sur le terrain. Pourquoi ils s’arrêteraient là lorsque l’ennemi cherche à les exterminer ? Les Ukrainiens sont condamnés à la victoire.

Une trêve serait nécessairement, à cette étape, une victoire improbable pour le maître du Kremlin, qui lui donnerait du vent dans les voiles. Apaiser Poutine serait lui permettre une pause pour aller plus loin comme Hitler comptait sur la peur des Alliés pour avancer.

L’armée russe continuerait sa route et après l’Ukraine, cela serait peut-être la Moldavie, la Géorgie, mais surtout le message que tout est permis. Je pense à la menace qui pèse sur Taiwan, aussi aux coups durs sur les démocraties.

Me revient la conversation avec une dame au grand évènement de l’Université de musique de Munich. Maria Sollner me disait : « Mon gouvernement a conclu une entente pour acheter du gaz à la Russie. Le bon commerce, ça devait garantir la paix et la démocratie. Poutine nous a complètement bernés. » Le pouvoir russe joue dans une autre dimension.

Poutine perd cette guerre, mais il s’acharne parce qu’il survivrait difficilement à une déroute totale. Les despotes qui perdent finissent lynchés par des foules en délire. Alors, il continue en montrant du muscle. Il fait pleuvoir des pluies de missiles sur l’Ukraine, il envoie des vagues de recrues à la boucherie, il pulvérise le pays voisin. Son armée tue, torture et viole des milliers d’Ukrainiens.

Je reviens à la fête de l’Université de musique de Munich. Je brise un peu l’atmosphère et j’entreprends de parler aux convives. « Il y a un parallèle entre Hitler et Poutine ? Et le IIIe Reich qui vivait en ces murs ? » Je crains un profond malaise.

Et pourtant, Florian Willeitner, la cinquantaine, fils d’un soldat d’infanterie de la Wehrmacht, n’hésite pas et me répond avec un voile de tristesse : « Aux atrocités du régime nazi, nous pensons tous les jours, nous nous sentons coupables tous les jours. » Les Russes, eux, se sentiront-ils coupables un jour ? « Regardez tous ces gens qui fuient le régime, qui refusent de se battre, ils ont honte déjà, me dit-il doucement. Ils ne sont pas tous d’accord avec ce monstre. »