Nos chroniqueurs Yves Boisvert et Patrick Lagacé reprennent où ils avaient laissé le jour du dernier scrutin québécois: avec une discussion sur la campagne qui vient de finir, cette fois au fédéral.

YVES BOISVERT: Ça m'a pris du temps à comprendre, que veux-tu, je suis comme ça, mais 78 jours de campagne, ce n'était ni pour les dépenses électorales ni pour surprendre les autres. C'était essentiellement pour «exposer» Justin Trudeau. Quand on fait le compte de toutes ses déclarations loufoques depuis cinq ans, avoue que les conservateurs avaient raison de penser qu'un micro devant lui, pendant deux mois et demi, ça finirait par produire quelques gaffes.

Eh ben non. Pas de gaffe. Pas de folie. Beaucoup de répétition, mais zéro dérapage. Ça en dit moins sur sa solidité que sur le Traité d'entretien des politiciens qu'on lui a fait absorber. C'est une drôle de chose, une campagne...

PATRICK LAGACÉ: Justement, je croyais Justin Trudeau incapable de même absorber ce Traité d'entretien des politiciens. Je te rappelle que c'est en entrevue avec moi, aux Francs-tireurs, qu'il s'est lancé en bas des escaliers du studio, pour montrer son côté givré et ses capacités athlétiques: il y avait un tel désir d'être un politicien «différent» que j'étais sûr que sur une campagne de 35 jours(!), cela allait assurer son autodestruction.

Et sur le fond, j'ai aimé voir le chef libéral piétiner le tabou de l'équilibre budgétaire à tout prix, en suggérant des déficits pour investir dans les infrastructures, si nécessaire. Même Thomas Mulcair, chef d'un parti de gauche, n'a pas osé piétiner ce tabou-là. Justement, qu'as-tu retenu du député d'Outremont?

YB: Mulcair est un homme sérieux, le NPD a un programme étoffé, il progressait un peu plus à chaque sondage... Je le voyais vraiment faire l'Histoire. Et au milieu, ça s'est écrasé. Pourquoi? On dira le niqab, on dira qu'il a fait campagne trop au centre et perdu sa base (ce n'est pas faux, mais c'est au centre que ça se gagne, non?). On va nous sortir mille explications psychanalytiques. Je crois qu'il n'a pas fait si mal; en Ontario, on craint trop le NPD depuis l'éphémère gouvernement de Bob Rae (1990-1995). Et au Québec, on verra au final, mais il a faibli exactement dans la clientèle qu'il est allé chercher au Bloc, chez les nationalistes qu'il avait séduits - un repoussoir dans le reste du pays que Trudeau a bien exploité.

PL: M. Mulcair incarne ce que je pense de la gauche: la gauche veut bien gagner, mais elle veut par-dessus tout avoir raison. To fight the good fight, comme ils disent à Victoria. Avoir raison, c'était défendre coûte que coûte le droit de certaines musulmanes à se masquer, même dans les cérémonies de prestation de serment. Et de le faire sans réserve, quasiment en célébrant la chose. Mais vouloir gagner, c'est rencontrer le réel: il y a des gens, et pas que des gens prêts à enfiler une chemise brune, que cette perspective trouble profondément. Il s'est fait mettre un niqab sur la tête, M. Mulcair, et il n'a pas été capable de l'enlever.

YB: OK. Harper, maintenant. Le Harper des débats a été sans éclat, mais égal à lui-même: une image de prudence, de compétence et de sérieux. On sait à qui on a affaire, après tout.

Ce qui me fait rire, c'est de voir dans la même semaine des annonces du PCC prétendant que Justin Trudeau veut droguer nos enfants... et une photo de Stephen Harper samedi soir avec Rob Ford. Remarque, je trouve ça bien, de s'afficher avec Ford. C'est un grand malade. Je me demande pourquoi cette charité chrétienne n'est pas au rendez-vous quand des junkies de Vancouver veulent avoir des seringues propres, et un lieu sécuritaire, et un peu d'aide...

On nous dit que c'est ce «génie» australien du marketing politique qui a pensé à exploiter le niqab au maximum. Et sûrement à cibler quelques enjeux clés très pointus, niqab à Québec, Ford au nord de Toronto, les moeurs dans les communautés asiatiques... Cette science-là va-t-elle le sauver?

PL: Autant la gauche sauce néo-démocrate a plus envie d'avoir raison que de gagner, autant la droite harpérienne n'a aucun scrupule à se contredire, elle et ses principes, pour gagner.

Donc, tu scrappes le formulaire long du recensement pour faire plaisir aux plus illuminés de ta base qui voient l'État comme un ennemi - éliminant ainsi tout un pan de données qui alimentait moult secteurs d'activités - mais tu veux permettre à la police et au SCRS de venir fouiller dans mes données internet sans s'embarrasser d'un mandat...

L'alliance avec les Ford est de la même eau. Et il y a donc quelque chose d'à la fois dégoûtant et audacieux dans ce grand love-in torontois de samedi soir, où le fumeur de crack Rob Ford a embrassé le grand prêtre de la loi et l'ordre qu'est le PM. Ce sans-gêne compte sur la mémoire à court terme de certains électeurs.

YB: Au fait, Patrick, on est là à jaser de politique, mais... Il me semble qu'au dernier appel aux urnes... Te souvient-il? Avril 2014... Tu disais que tu n'irais pas voter? Dois-je comprendre que tu as changé de philosophie? Quoi, le Système t'a avalé? Tu votes, maintenant?

PL: Yves... Hum... Euh... Je te sais à Toronto: es-tu allé à l'Aquarium? Magnifique installation. La section des requins devrait t'inspirer quelque métaphore pour une chronique politique... Bon, OK, je lâche les écrans de fumée: oui, ce coup-ci, j'irai voter. Le système uninominal à un tour est toujours aussi réducteur et toujours aussi peu représentatif, mais dans cette course à trois, au Québec, pour une rare fois, je sens que mon vote compte.

YB: Ah, je vois, je vois. Logiquement, si tout le monde ne votait que «quand ça compte», un seul vote suffirait... Enfin, pour répondre à ta question, je n'ai pas eu le temps pour l'Aquarium, mais au Musée royal de l'Ontario on présente une expo sur Pompéi et, juste avant la section sur l'art érotique, que je te conseille chaudement, tu remarqueras cette fresque trouvée chez un boulanger, qui représente un candidat aux élections qui distribue du pain aux électeurs. Un geste «de générosité» qui servait à «attirer et remercier les électeurs» antiques.

C'était il y a 1936 ans.

Bon vote, et je te souhaite un pain.