Je suis allongé sur le divan bleu dans le salon. J'ai le nez presque dans la télévision. Je regarde Daniel Boone. J'entends la serrure se déverrouiller. C'est mon père. Ça pourrait être mon frère, il n'est pas rentré du collège encore, mais c'est mon père. Il y a quelque chose dans la façon de tourner la clé. C'est sec et rapide. C'est lui. Pas besoin de me retourner la tête, je dis: "Bonjour Pa!" Il me répond: "Salut fiston!" J'entends la porte du placard s'ouvrir. Il range son manteau, puis il referme la porte. Ses souliers vernis font craquer le plancher. Il est dans le salon. J'entends La Presse se déplier et les grandes pages se tourner. Quand il donne une petite tape dans le haut de la page pour qu'elle se tienne plus droite, je sais qu'il est en train de lire l'article.

Puis c'est le son du frottement de l'allumette sur le carton rugueux. Précis et rapide. Mon père maîtrise tellement la technique, l'allumette n'a pas le choix, elle s'allume à tout coup, du premier coup. Le cendrier glisse sur la table. Il grille une cigarette, en silence.

Du fond de la cuisine, ma mère crie: "Le souper est prêt!" Je bondis et cours à toute vitesse vers la salle à manger. J'entends la voix de mon père dire: "Cours pas!" Je ne l'écoute pas.

À un bout de la table, il y a ma mère, à l'autre bout, mon père. Je suis assis à la gauche de mon père. Mon frère est à ma gauche. Ma mère à la gauche de mon frère. Et ma soeur à la gauche de ma mère. Bref, tout se passe à gauche. J'ai le cou toujours tourné vers maman, Bertrand et Dominique. Tout seul à droite, dans mon angle mort, Papa ne parle presque pas.

Je n'ai pas encore terminé mon dessert, j'entends sa chaise reculer. Il s'en va faire la vaisselle. Ça s'entend. Le bruit des assiettes qui s'empilent, de la coutellerie jetée dans les tiroirs, des verres posés dans les armoires. Un véritable solo de drum à enterrer Led Zeppelin. Je me sauve dans le salon, juste à temps pour Jamais deux sans toi.

Quelques minutes plus tard, j'entends le paquet de cigarettes tomber sur la petite table du salon. La journée de mon père est officiellement terminée. Mon père a toujours son paquet de Matinée dans sa petite poche de chemise, sur son sein gauche. Quand il l'enlève de là, c'est qu'il a fini de se déplacer. Il détache ses souliers et s'allonge sur le divan vert. Vers 20h, un bruit de journal froissé, de bûches déplacées, le grincement du petit rideau de fer, mon père nous fait un feu. Durant les pubs, je regarde les flammes danser.

Mon père n'est plus sur le divan vert, il est allongé sur le tapis, près du foyer. Il se met à ronfler dans un crescendo nasal symphonique. Quand son ascension est rendu trop haute, je crie: "Pa!" pour le faire redescendre.

Puis ma mère me dit que c'est l'heure de me coucher. Je me lève penaud. Je dis bonsoir à mon père qui se réveille en sursaut. "Bonsoir mon gars!" Du fond de mon lit, j'entends les pas de mon père dans le couloir. Je ne sais pas pourquoi, mon père remet toujours ses souliers pour aller dans sa chambre, pourtant c'est à côté du salon. Le son de la serrure verrouillée à double tour, c'est le dernier signe de vie de mon père avant la nuit...

J'ai vécu plus de 20 ans chez mon père. J'ai l'impression de ne l'avoir regardé, vraiment regardé, que quelques minutes. À coup de brèves secondes bout à bout. Pourtant ma mémoire se souvient très bien de chacun de ses gestes, de chacune de ses routines, de chacun de ses instants. Ils sont dans un fichier audio. Mon père, c'était du son et du silence. Il était là. Toujours là. Je le savais. Je l'entendais. Je ne pensais pas que j'avais besoin de le regarder en plus. Je ne savais pas que c'est avec les yeux que l'on aime le mieux. Que l'on éclaire ceux que l'on aime. Et que les gens s'effacent à force de ne pas être vus.

Aujourd'hui, il n'est plus là. Mais je l'entends encore. Comme un fantôme. Comme un esprit. Je vous dirais même que je ne l'ai jamais autant regardé que depuis qu'il est parti. Au fond de ma tête, il y a son visage.

Allez donc regarder votre papa, aujourd'hui, ça va le garder en vie. Et vous aussi.

Bonne fête des Pères!