Murielle était inquiète. C'était la veille de Noël et elle s'apprêtait à rencontrer ses beaux-parents pour la première fois.

Devant son miroir sur pied, acheté chez IKEA peu de temps après son divorce, en même temps qu'un mobilier complet et homogène, elle ajustait les bretelles de sa nouvelle robe de velours bleu foncé. Elle avait d'abord penché pour le noir, mais le noir, ça fait austère, et Murielle ne voulait pas avoir l'air austère. Un beau rouge profond l'avait aussi attirée, mais le rouge, ça peut faire vulgaire et Murielle avait pour son dire que de paraître vulgaire aux yeux de ses beaux-parents, c'était un mauvais plan.

Velours bleu foncé, donc. Chignon un peu mou, pour faire soigné, mais pas trop rigide, rouge à lèvres clair, mais beaucoup de mascara: Murielle avait toujours été forte sur le mascara et s'il s'agissait de faire bonne impression, il ne fallait tout de même pas changer de personnalité. À son âge, quand même.

 

Elle aurait voulu ne pas être nerveuse. Mais c'était la première fois de sa vie qu'elle avait des beaux-parents. Son mari était orphelin et elle n'avait pas eu d'autres relations sérieuses jusqu'à Sébastien. Donc, nervosité. Même les vétérans de la belle-famille craignent toujours un peu les premières rencontres, alors ça se comprenait. Et puis, il y avait ce léger détail: les beaux-parents de Murielle avaient à peine cinq ans de plus qu'elle. Malaise potentiel autour de la dinde.

Elle n'aurait jamais, jamais cru se retrouver avec un homme de 23 ans son cadet. Mais Sébastien était tout ce qu'elle attendait: drôle, tendre, attentif, amusant. Il était déluré sans être tête folle. Et surtout, il l'idolâtrait. Et lui faisait l'amour comme elle avait toujours voulu se faire faire l'amour. N'eût été de ses parents de l'âge de Murielle, il n'aurait eu que des qualités.

«Es-tu vraiment sûr que tu veux que je vienne?» lui avait demandé Murielle au moins 20 fois. Elle espérait une soudaine lâcheté de la part de Sébastien - elle aurait voulu qu'il capitule devant l'absurdité de la chose: quel garçon de 24 présente à ses parents sa blonde de 47 ans? Sébastien, apparemment.

Il l'avait prévenue: sa famille était compliquée et complexe. Ses deux parents se retrouvaient pour le réveillon, mais étaient séparés depuis déjà 20 ans. Mais ils s'entendaient bien et aimaient leurs enfants, alors ils venaient tous les deux, accompagnés de leurs nouveaux conjoints. Deux conjoints. Le père de Sébastien avait laissé sa mère pour un homme. Sa mère était remariée, avait trois autres enfants. Les soeurs jumelles aînées de Sébastien avaient entre elles cinq enfants. Une d'elles était célibataire et amenait chaque année un nouveau soupirant qui passait la soirée à lui lécher les lobes d'oreilles et à être mal à l'aise chaque fois que son petit garçon s'approchait de lui.

Devant son miroir, Murielle s'est demandé où étaient passé les Noëls d'antan, ceux qui réunissaient autour de la table des familles nucléaires comme la sienne, papa, maman, grand frère, petite soeur, cordialité et non-dits convenus en prime. Des oncles, des tantes, une grand-mère, des gens simples qui avaient des conjoints de leur âge et se posaient très peu de questions quant à leur avenir.

C'était rassurant, pensait Murielle en enfilant ses escarpins noirs. Vivement l'hypocrite simplicité d'autrefois.

La soirée chez les parents de Sébastien avait failli tourner au fiasco. Sa mère était saoule, faisait des reproches d'abord voilés puis bien francs à presque tout le monde; son père disait à Murielle qu'elle lui aurait certainement plu s'il pouvait encore supporter l'idée de toucher une femme; les enfants criaient; la demi-soeur de 11 ans de Sébastien avait pris le contrôle du stéréo et faisait jouer en boucle du Avril Lavigne à tue-tête.

Dans cette famille, avait pensé Murielle, pas de non-dits. Mais trop de ressentiments avoués vertement, mais jamais dissipés. Personne n'essayait de se rejoindre, de s'entendre. On s'entendait sur le fait qu'on ne s'entendait pas, c'est tout.

«Tu sais de quoi ils auraient tous besoin? a demandé à Murielle Paul, le conjoint du père de Sébastien.

- Du Jig-A-Loo.

- Du quoi?»

Paul s'est alors lancé dans une longue tirade vantant les mérites de ce produit magique.

«Ton zipper marche pu? Jig-A-Loo. Ta porte grince? Jig-A-Loo. Ton crazy carpet glisse mal? Jig-A-Loo.». Murielle appréciait les vertus lubrifiantes du produit, mais avait d'immenses difficultés à saisir la pertinence du propos de Paul.

«C'est Noël, a-t-il expliqué. Faut que le monde se parle, à Noël. On est supposé échanger, aimer, puis s'entendre. Là toute grince, ici. Tout accroche. Faque...

«Jig-A-Loo» a proposé Murielle, heureuse d'avoir compris.

«Jig-A-Loo!» a hurlé la mère de Sébastien, hilare à la mention de ce nom étrange.

On avait ri. De soulagement, sans doute, mais on avait ri. Et on avait fait des blagues de Jig-A-Loo, parce que oui, il existe une telle chose que des blagues de Jig-A-Loo.

Cette année, Murielle est prête. Elle a acheté une robe de velours rouge foncé et elle a déjà emballé, pour ses beaux-parents, une canette de Jig-a-Loo.