«Je pense que j'ai un pattern dans mes amours», a dit la jeune fille à côté de moi. Devant elle, son amie faisait de grands oui de la tête devant sa soupe tonkinoise. «C'est sûr, a-t-elle finalement dit après avoir avalé trois mètres de nouilles. Tout le monde a un pattern». Un point pour la perspicacité et un autre pour l'originalité, ai-je pensé.

Tout le monde croit que tout le monde suit un pattern en amour. Je crois que c'est parce que les gens aiment les patterns - en amour comme en toute chose. C'est rassurant, c'est évidemment prévisible, et ç'a le dos large. «Pas ma faute, c'est mon pattern.» Une sorte d'inéluctable destinée amoureuse à laquelle on ne peut que se faire en se disant, sur un ton désolé et résigné, que ce n'est pas notre faute si on se retrouve pour la cinquième fois avec un homme déjà pris, une femme qui veut tout contrôler, un gars volage ou une dépendante affective.

 

J'ai fini par comprendre que ma voisine de table venait de s'amouracher, pour la troisième fois en trois ans, d'un homme marié. «C'est pas pour toi», a dit sa perspicace amie en avalant un autre mètre de nouilles. Je me serais attendue à une réponse irritée ou à la rigueur ironique, mais l'amoureuse a répondu, très sérieusement: «Ouais... tu penses?» De toute évidence, la lucidité n'était pas au rendez-vous.

Mais que celui ou celle qui ne s'est pas déjà enlisé dans les eaux trompeuses du pattern affectif lance la première pierre. J'ai pour ma part passé plusieurs années rétrospectivement fort enrichissantes et sur le coup jamais ennuyeuses à m'amouracher d'hommes tous plus différents les un que les autres. Des grands, des petits, des jeunes et des moins jeunes, des paresseux et des workaholics, des vaniteux et des généreux, des excentriques et des conservateurs, un beau paysage varié qui me rassurait, puisqu'en dehors de leur sens de l'humour, ces hommes n'avaient rien en commun. Je n'avais donc pas de pattern, j'étais libre et je faisais mes propres choix, comme une seule femme.

Ces mères qui savent...

Il a fallu que ma mère, qui comme bien des mères, voit souvent plus clair dans les amours de sa fille que celle-ci, me fasse remarquer que tous ces hommes avaient quelque chose en commun en plus de leur sens de l'humour: pour des raisons aussi différentes que la couleur de leurs yeux, ils venaient tous avec une garantie d'échec. Ils étaient extraordinaires et charmants, mais dès le départ, un observateur extérieur et lucide aurait pu dire ce que je ne voulais pas voir: que ces relations n'allaient pas durer. Ma mère appelait ça de l'autosabotage: la relation était vouée à l'échec, je n'avais donc pas à m'engager. Un peu simpliste, peut-être, mais pas fou du tout.

La jeune fille du restaurant vietnamien faisait de l'autosabotage elle aussi (et, par la bande, du sabotage tout court, puisqu'elle choisissait des hommes mariés. Deux fois championne). Mais pourquoi donc, me suis-je demandé, est-ce que des jeunes femmes, qui passent la moitié de leur temps à se plaindre que les hommes ont peur de l'engagement, sont-elles à ce point terrifiées elles-mêmes par l'idée de s'engager qu'elles en arrivent à s'autosaboter aveuglément? À cause des meubles.

Je m'explique: une sage personne m'a dit un jour qu'aimer quelqu'un voulait dire entrer en soi-même, sortir tous les meubles, faire le ménage complet pour faire de la place à l'autre. Je n'aime pas beaucoup les métaphores, mais celle-là avait pour moi une résonance assez juste. Et elle expliquait bien des choses: faire de la place, de la vraie place en soi pour un autre est peut-être un des gestes les plus difficiles qui soit. Mais pour la bonne personne, les vieux meubles sont vites oubliés, et des patterns éclatent, enfin.

 

Post-scriptum

1. Julie est fière de son pattern. Toute sa vie - enfin, depuis qu'elle a 17 ans - elle a fréquenté des hommes légèrement plus vieux qu'elle, financièrement à l'aise et très «focus» comme elle aime à le dire. Ils ont aussi tous les cheveux peignés du côté droit, et, des prénoms composés. Aucun d'entre eux n'est resté plus d'un an. Mais Julie prétend que ce dernier élément n'a rien à voir avec son pattern. «J'aime les hommes focus, c'est tout! Le reste n'a rien à voir.»

2. Mathieu est persuadé que seules les femmes ont des patterns. Par empathie, personne n'a souligné, lorsqu'il nous a appris que sa blonde le trompait, qu'elle était la troisième à le faire. «J'ai juste été malchanceux», répétait-il. Il fréquente depuis quelques semaines une blonde magnifique qui semble avoir un énorme penchant pour son portefeuille... et son patron.