J'ai des albums remplis de photos ratées, un ordinateur presque saturé de clichés idiots qui ne sont beaux que pour moi et les quelques amis magnifiques qui rient à gorge déployée, une main dans le visage, dans un coin de l'image mal cadrée.

Je me suis souvent demandé comment des êtres humains normalement constitués pouvaient aimer et même rechercher ces photographies surnaturelles et absurdes de couples et de familles posant devant un fond généralement bleu, fixant l'objectif d'un regard dans lequel on ne peut lire qu'une angoisse latente, souriant sans conviction à une entité indéfinissable (L'avenir? Le passé? La perspective étrangement rassurante d'une lobotomie?).

 

Une étude a sans doute été faite sur ces gens qui recherchent la perfection en toute chose - une perfection nette et symétrique, qui se résumerait en une formule immuable. Qu'est-ce qui rassure tant dans ces contours dont rien ne dépasse, dans ces coloris faiblards qui jamais ne heurtent, dans cette esthétique logique qui transpire la stérilité et ne promet que ce qui est prévisible?

Peut-être existe-t-il des amours propres et linéaires, qui font bonne figure sur ces clichés aimables où des couples Pepsodent sourient avec aplomb devant des monuments historiques qui ne leur ressemblent pas. Peut-être aussi que certains amoureux sont timides, et refusent d'immortaliser le vrai visage de l'amour qui n'est jamais parfait, jamais stable, et toujours magnifique dans son insaisissable désordre.

Jack Johnson, le troubadour délicieusement naïf qui sait mieux que personne comment plaire aux jeunes femmes qui rêvent d'amours simples, parle dans une de ses chansons d' «une boîte à chaussures remplie de photos d'amour aux teintes sépia». Les plus belles photos d'amour que je connais sont de toutes les teintes - ma mère et un jeune homme qui doit avoir aujourd'hui près de 70 ans, en maillots trop couvrants, riant en brandissant des avirons sur le bord d'un lac noir et blanc; mes parents enlacés, se regardant dans les yeux à une fête de la Saint-Jean précédant ma naissance et aux couleurs doucement fanées; une jeune fille de 20 ans, hilare, qui a un doigt dans l'oreille d'un beau garçon qui la sert contre lui. Rien n'est beau, et tout est superbe.

Les clichés au travers desquels l'amour transperce vraiment sont autant de souvenirs de doubles mentons, de positions absurdes, de verres levés cachant la moitié d'un visage heureux. L'amour est un joyeux bordel - pourquoi voudrait-on le présenter dans un bel emballage? Triste trahison envers le plus délinquant des sentiments.

L'amour a ce don magnifique de n'être jamais aussi beau que dans ses imperfections. Visages fripés dans le petit matin, corps ayant un peu trop bien vécu, coeurs couverts de cicatrices plus ou moins profondes, blessures de guerre qui nous rendent juste un peu moins esthétiques et parfaits, juste un peu plus beaux et vrais. L'amour est un grand fauve qui ne devrait jamais s'abaisser à poser pour un photographe.

Moi j'envie ceux qui ont su - qui ont eu la chance et la patience - de le capturer à son insu. Il irradie alors dans leurs photographies et dans leurs textes, lumineux parce que mal éclairé, glorieux et arrogant parce qu'il sait n'avoir besoin d'aucun artifice. Dans son roman The Time Traveler's Wife, l'auteure Audrey Niffenegger fait dire à un de ses personnages: «Nous sommes ici, maintenant, et rien ne peut entacher notre perfection, ou nous enlever la joie de ce moment parfait.»

N'est-ce pas cette orgueilleuse certitude qui devrait se dégager de chaque souvenir tangible de nos amours? Nous n'étions pas beaux, nos yeux ne regardaient pas l'objectif, nous ne faisions attention à rien qu'à nous, mais nous étions, enfin, parfaits.

POST-SCRIPTUM

Ils avaient dû poser pendant des heures. Ils sont assis tous les deux, sur des bancs de hauteurs différentes, et semblent contempler un soleil ou une lune enfin un astre lointain qui, de toute évidence, les tient dans un état de ravissement absolu. Ils ne se regardent pas, ils ont l'air tous les deux béats, et parfaitement idiots. C'est leur fils photographe qui a pris la photo pour leur 40e anniversaire de mariage, et elle trône maintenant sur le manteau de la cheminée. Mais chez lui, dans son bureau, il a gardé celle dont ils ont un peu honte, sur laquelle il la tient par le cou alors qu'ils rient de toutes leurs dents. «C'est comme ça que je veux me rappeler d'eux», m'a-t-il déjà dit.

***

Je connais quelqu'un qui prend toujours des photos. Au café, dans les restaurants, chez des amis, dehors, à l'intérieur. C'est insupportable, mais tout le monde le laisse faire, parce que certaines de ses photos ont su immortaliser parfaitement nos moments de bonheur intense et disgracieux. Et parce que c'est en voyant l'une d'entre elles que deux de nos amis ont enfin compris qu'ils étaient amoureux l'un de l'autre. Leurs regards ne mentaient pas il fallait simplement qu'ils les voient enfin.

***

«Qu'est-ce que c'est?» ai-je demandé à mon amie. Sur le réfrigérateur, une photo aimantée sur laquelle on voit un coin de visage un peu flou. Un oeil rieur, quelques légères pattes d'oie, une mèche de cheveux dans le vent. Derrière, on devine la mer. «C'est ma photo préférée de mon chum.»