Comment se sent-il, le coureur à qui tous les sondages prédisent une défaite humiliante au moment même où il s'élance dans une course qui durera 36 jours? Même un champion olympique ne résisterait pas à pareille rafale de prédictions catastrophiques, il s'écroulerait sur la ligne du départ, le moral à terre. Mais les politiciens - ceux en tout cas qui durent - sont «faits forts». Leur force n'est pas dans les muscles mais dans les nerfs et le cerveau.

Le coureur le plus malmené s'appelle Stéphane Dion. On aurait pu s'attendre à ce qu'en descendant de l'autobus rouge à son effigie, devant le quartier général de son candidat dans Westmount-Ville-Marie, il offre le spectacle d'un homme accablé, à tout le moins amoché. Mais non, il a le visage lisse de qui a bien dormi, il est tout à fait pareil à lui-même. Sous la frêle silhouette, sous l'air un peu absent du prof myope qui répète son cours dans sa tête tout en serrant machinalement des mains, il y a, n'en doutons pas, une volonté de fer.

Le candidat, l'ancien astronaute Marc Garneau, est en chemisette Lacoste rouge. Quelques dizaines de partisans - plutôt âgés, plutôt anglophones - applaudissent en criant «Dion, Dion», cela sonne comme «Dionne» ou «Diane». Les discours se feront sur la pelouse du cégep Dawson, lieu indiqué puisque «l'annonce du jour» porte sur les armes à feu.

Pour son premier bain de foule, le chef libéral a choisi un terrain drôlement sûr: l'une des rares circonscriptions du Québec où l'on trouve une substantielle majorité libérale encore qu'il faudra voir la performance de la candidate néo-démocrate, Anne Lagacé-Dowson, une femme intelligente, qui s'exprime avec aisance et qui a longtemps animé Radio Noon à la CBC - exactement le genre de candidate que le PLC d'antan aurait pu attirer.

Gilles Duceppe, quant à lui, a ressorti des boules-à-mites le vieil épouvantail péquisto-bloquiste qu'on avait planté dans la campagne référendaire de 1995 et aux dernières élections fédérales: Lucien Bouchard proclamait qu'il fallait la souveraineté-partenariat pour contrer «le vent de droite qui vient de l'ouest», et en 2006, le Bloc se posait en rempart contre les hordes réactionnaires qui devaient déferler sur le pays à partir de l'Alberta.

Stéphane Dion joue lui aussi sur ce thème-là (Harper égale Bush, voire pire que Bush), mais son tir porte moins, car les bloquistes ont raison de dire qu'ils sont les seuls capables d'empêcher Harper de former un gouvernement majoritaire. Si le Bloc conservait son emprise sur le Québec, il pourrait effectivement faire la différence.

C'est d'ailleurs pourquoi, a contrario, Harper accorde tant d'importance au Québec: c'est ici qu'il pourrait trouver sa majorité, et c'est ici aussi que se trouve la seule force politique susceptible de le bloquer. Tel est en effet le seul pouvoir de ce parti si bien nommé qui ne gouvernera jamais: un pouvoir de blocage.

Ailleurs, en Ontario par exemple, l'opposition libérale risque d'être grignotée sur sa gauche par le NPD: là, les Tories feront face à deux partis qui se diviseront le vote, tandis qu'au Québec francophone, les Tories feront face à un adversaire unique.

Si jamais les Québécois, actuellement assez contents de vivre sous deux gouvernements minoritaires, commençaient à s'inquiéter devant les sondages en rafale qui prédisent un gouvernement conservateur majoritaire, le Bloc aura la partie belle.

Ce n'est pas sans raison que Stephen Harper, en annonçant les élections, passait son temps à dire qu'il espérait «une minorité» simplement plus forte. Mais la flopée de sondages qui le montrent tous en territoire majoritaire ont saccagé sa stratégie.

Compte tenu de la méfiance qu'ils continuent d'inspirer chez les électeurs modérés, les conservateurs avaient intérêt à garder un profil bas jusque vers la mi-campagne. «They peaked too soon», comme le dit l'expression consacrée: ils sont «montés» trop tôt encore que la popularité de Harper soit à double tranchant: si elle peut faire peur à certains, elle peut aussi avoir l'effet d'une puissante erre d'aller (le fameux «momentum») et démoraliser les partis de l'opposition. Car le fait est que Stéphane Dion est peut-être, ces jours-ci, le seul libéral à ne pas être démoralisé.