Je rencontre Liza Frulla au Maïko, avenue Bernard. L'ex-ministre libérale de la Culture (à Québec) et du Patrimoine canadien (à Ottawa) aura un automne télévisuel chargé au Club des ex de RDI et à C'est juste de la TV à ARTV. Discussion sur l'impact des récentes coupes conservatrices dans les programmes culturels sur les élections fédérales du 14 octobre.

Marc Cassivi: On a beaucoup parlé des coupes dans les programmes culturels comme étant inadmissibles du point de vue du rayonnement de la culture. J'aimerais qu'on parle de stratégie politique. Est-ce que c'était un geste volontaire de la part des conservateurs d'en faire un enjeu idéologique?

Liza Frulla: Je pense qu'au tout début, la ministre, qui a de la difficulté à comprendre l'importance des dossiers culturels, a été dépassée par les événements. Il ne faut pas oublier qu'elle a été nommée là parce qu'elle fait une belle image et qu'elle était parfaite pour le 400e de Québec, étant donné qu'elle vient de Québec. Le ministère du Patrimoine est tellement vaste, il touche à tellement de sujets que si tu n'es pas au fait de tous les détails de tes programmes, ça peut devenir dangereux.

M.C.: On peut devenir vulnérable?

L.F.: Exactement. C'est un ministère qui donne pour plus de 900 millionsde dollars à même ses programmes. Josée Verner n'a pas d'expérience, elle n'est pas issue du milieu et elle n'a pas de réseau pour l'avertir quand la situation est dangereuse. Je l'ai vécu. Les contacts sont très importants.

M.C.: Josée Verner a été envoyée au Patrimoine parce que Bev Oda ne parlait pas français et qu'on voulait calmer la grogne au Québec.

L.F.: C'est clair. Mais elle n'a pas l'expérience, elle n'a pas le réseau, et en plus, elle n'a pas de formation. Elle est vulnérable. L'exercice de la révision des programmes se fait chaque année...

M.C.: C'est un exercice sain.

L.F.: Il faut le faire. Les subventions ne sont pas des abonnements. Mais si, comme ministre, tu n'es pas au fait de tes dossiers, tes fonctionnaires se font littéralement harceler par ceux qui ont l'objectif de couper un certain pourcentage exigé par le gouvernement. C'est un bras de fer très dur entre sous-ministres, directeurs et fonctionnaires. Parce que l'exercice se fait de façon parallèle, d'un côté, à l'interne au ministère, puis de l'autre, par des fonctionnaires qui ne sont pas au ministère. Il faut jouer sur les plans administratifs et politiques pour s'assurer de l'appui des fonctionnaires et des autres ministres. J'avais la même équipe que Josée Verner et on ne m'a jamais coupé mes programmes. Mais j'ai dû me battre.

M.C.: C'est un combat de tous les instants.

L.F.: Oui. Josée Verner donne l'impression qu'elle a suivi l'avis du Conseil du Trésor sans poser de questions. Elle a accepté ce que la révision des programmes lui demandait. Le problème, c'est que ça s'est mis à crier. Je pense que le bureau de M. Harper, qui n'est pas très culturel, mais qui est d'une intelligence stratégique supérieure - même un peu perverse -, a essayé de tourner ça à son avantage. On verra si le pari était le bon. Les conservateurs se sont dit que la situation économique était difficile, qu'ils investissaient globalement 3,3 milliardsen culture, qu'ils ne coupaient que pour 45 millions et qu'il était normal que le secteur culturel fasse son effort comme partout ailleurs. Ça peut devenir pour eux un symbole de bonne gestion.

M.C.: Ce que je m'explique moins dans la stratégie médiatique, c'est que les conservateurs ne s'en soient pas tenus justement à l'argument de la bonne gestion, en agitant le spectre des commandites et de la lourdeur bureaucratique. Je ne crois pas qu'ils auraient soulevé le même tollé s'ils n'avaient pas ajouté que le contribuable n'a pas à payer 3000 $ pour un groupe au nom aussi vulgaire que Holy Fuck, parce que ça ne donne pas une bonne image du Canada à l'étranger.

L.F.: Ils l'ont fait parce que c'est payant. Ils disent à l'ensemble des Canadiens plus conservateurs que ce n'est pas au contribuable à payer pour une tournée de Holy Fuck. Les conservateurs prétendent qu'ils n'empêchent pas Holy Fuck de chanter et d'avoir un nom pareil. Ce qu'ils veulent empêcher, c'est que le contribuable paie pour ça. La nuance au niveau de la liberté d'expression est là, et c'est là que c'est dangereux. Parce que le gouvernement choisit ce qu'il considère moralement acceptable de soutenir. C'est comme le projet de loi C-10. On ne vous empêche pas de faire ce que vous voulez, mais vous le ferez sans subventions. Le principe des conservateurs, c'est que le gouvernement choisit. Alors que le gouvernement n'a pas à faire ce genre de choix.

M.C.: La distinction est fondamentale. Les conservateurs tentent de faire indirectement ce qu'ils ne peuvent faire directement. Mais ça reste de la censure. Ils peuvent chanter, mais on leur coupe les vivres. Dans une société où les subventions à la culture sont essentielles, on ne peut à mon avis parler d'autre chose que de censure.

L.F.: Mais, pour bien des électeurs, même très instruits, c'est un discours qui a une résonance. Bien des gens sont d'accord avec les conservateurs sur ce sujet en particulier.

M.C.: Ça expliquerait que les conservateurs ont orienté le message de cette manière-là, en utilisant des arguments idéologiques. Il me semble qu'ils ont fini par abandonner cette méthode-là. Ont-ils considéré que c'était une erreur?

L.F.: C'est à cause du rapprochement avec le projet de loi C-10. Ça donnait trop l'impression que ce gouvernement de droite était en faveur de la censure. Ce n'est pas bon. Le contribuable croit peut-être qu'il n'a pas à payer pour Holy Fuck, mais il n'est pas en faveur de la censure. Les conservateurs ont donc laissé le discours idéologique de côté pour parler de bonne gestion. Ils restent insensibles à quel programme est coupé. On s'entend que 45 millions, pour le Ministère, c'est des pinottes. Sauf que c'est des pinottes qui, pour un organisme, un artiste ou un projet, sont essentielles. C'est ça que les conservateurs ne comprennent pas. Selon moi, ce n'est pas une bataille de millions et de subventions. C'est une bataille de principes, à savoir le droit d'un gouvernement de choisir ce qu'il subventionne selon ses propres critères.

M.C.: Le tollé médiatique a surtout eu lieu à cause de la censure. Sans censure, l'histoire n'aurait pas soulevé autant d'indignation dans tous les journaux du Canada. Pour 45 millions, ils ont eu une mauvaise presse incroyable. Est-ce que le jeu en valait la chandelle d'un point de vue électoraliste?

L.F.: Je pense que le premier ministre s'en serait passé. Mais qu'il s'en est servi à son avantage. Ça ne lui a pas fait de peine, on s'entend. Ce n'est pas un gouvernement qui est très en faveur des subventions culturelles. Ce n'est pas une surprise. Le milieu n'est pas tombé des nues. Ce qui est très révélateur, c'est que ce gouvernement a la cote dans les sondages. La culture ne fait pas gagner des élections.