Il existe au sein du bureau de Stephen Harper une théorie selon laquelle le quotidien The Globe and Mail (plus libéral que conservateur, toujours selon les proches de M. Harper) fait exprès d'étirer les chiffres de ses sondages pour évoquer, en une du journal, la possibilité d'un éventuel gouvernement conservateur majoritaire afin d'effrayer les électeurs.

On dirait bien que le «complot» s'est répandu récemment à tous les médias, écrits comme électroniques, qui arrivent tous à la même conclusion: les conservateurs seraient vraisemblablement majoritaires si les élections avaient lieu aujourd'hui. C'est aussi ce que démontre notre sondage Segma ce matin.

Et le moins que l'on puisse dire, c'est que les libéraux sont en train de donner un sérieux coup de main aux conservateurs pour arriver à ce résultat, impensable il y a quelques semaines à peine.

Dire que ça va mal chez les libéraux est un euphémisme. En fait, ça sent la débandade.

On a déjà vu des partis perdre la «bataille des pancartes», mais jamais encore on n'avait vu un parti national perdre la «bataille des avions». Surtout pas le Parti libéral, une machine à prendre le pouvoir.

Même dans leurs plus sombres années, les conservateurs trouvaient un avion digne de ce nom qui attendait le chef sur le tarmac d'Ottawa le jour du déclenchement d'une campagne électorale. Stéphane Dion, lui, va devoir faire des petits tours d'autocar au Québec et en Ontario pendant les quatre premiers jours de la campagne en attendant que la compagnie Air Inuit soit prête à lui fournir un vieux Boeing 737 usé, bruyant et polluant.

Cette campagne n'est pourtant pas une surprise. Stephen Harper envoie des signaux grands comme une montagne depuis un mois. De toute façon, dans un gouvernement minoritaire, les partis doivent être prêts en tout temps, ce qui veut dire qu'il faut négocier les petits «détails» comme la location d'un avion avant le début de la campagne. Évidemment, il faut être solvable, on ne réserve pas un avion comme on loue un pédalo.

Cette histoire d'avion ne serait qu'anecdotique si elle ne s'additionnait pas à tous les autres problèmes du Parti libéral. L'organisation sur le terrain n'est pas plus brillante que dans les airs. Hier soir, au moment d'écrire ces lignes, il manquait toujours 25 candidats libéraux au Québec (selon le site officiel du PLC), soit dans un tiers des circonscriptions. Par comparaison, il ne manquait que neuf candidats libéraux en Ontario dans les 106 circonscriptions. Les conservateurs et les bloquistes, de leur côté, ont tout leur monde au Québec.

Bien sûr, les postes seront pourvus dans les prochains jours, mais la plupart des candidats seront «casés» en catastrophe, sans organisation, sans argent et sans avoir eu le temps de se préparer.

Quant au chef, Stéphane Dion, il avait l'air complètement dépassé par les événements hier matin. Il a affirmé que les Canadiens apprendraient à le découvrir pendant la campagne - exactement ce qu'il avait dit après la défaite historique de son parti dans Outremont, il y a un an.

Il a par ailleurs donné une bonne caisse de munitions aux conservateurs en se disant «aussi nationaliste» que Gilles Duceppe. Dans le war room conservateur, les recherchistes, ravis, ont aussitôt entrepris d'associer cette citation à celles de Gilles Duceppe dans un collage destiné au Canada anglais.

Du côté du Bloc québécois, Gilles Duceppe ne vit pas les problèmes organisationnels de son adversaire libéral, mais le ton de ses discours trahit une angoisse certaine, sinon un début de panique.

La campagne électorale était vieille d'à peine une heure que, déjà, M. Duceppe avait dit que Stephen Harper est un clone de George W. Bush, que c'est un dangereux idéologue de droite, qu'il veut priver les femmes de leurs droits, qu'il souhaite la libre circulation des armes à feu... Tout ça la première journée! Que dira M. Duceppe dans quatre semaines? Que les conservateurs sont des ogres mangeurs d'enfants?

Gilles Duceppe sort l'artillerie lourde en tout début de campagne parce qu'il n'a pas le choix. Son parti est menacé, il doit mobiliser sa base et, comme il ne peut plus jouer sur l'espoir du pays à venir ou sur la défense des intérêts du Québec, il mise sur la crainte des électeurs envers M. Harper. Cette stratégie sort directement des groupes de discussion constitués par le Bloc au cours des dernières semaines. Vrai, Stephen Harper inspire encore des doutes, mais tenir 35 jours sur ce thème, c'est risquer le dérapage. À force de se faire dire que Stephen Harper est un monstre, les électeurs le trouveront peut-être plutôt présentable, finalement, au débat des chefs.

La réplique des conservateurs s'en vient. Et comme M. Duceppe «fêtera» dans quelques jours le 18e anniversaire de son élection à la Chambre des communes, les bleus ne se priveront pas de rappeler que les bloquistes ne devaient que passer à Ottawa.

Hier, l'attitude de Stephen Harper contrastait fortement avec l'agitation de ses adversaires bloquiste et libéral. Calme, en pleine possession de ses moyens à sa sortie de la résidence de la gouverneure générale, il a déploré les attaques à son endroit, lui qui a mitraillé Stéphane Dion de publicités négatives au cours des derniers mois.

Pendant que ses rivaux le dépeignent comme un dangereux agent de la droite insensible et buté, M. Harper joue la carte du bon père de famille, le symbole rassurant par excellence en période économique difficile.

John McCain en vecteur de changement, Stephen Harper en gros nounours doux et rassurant, décidément, les faiseurs d'image de la droite ne manquent ni d'audace ni d'imagination par les temps qui courent.