Un des aphorismes énoncés dans La physiologie du goût de Brillat-Savarin va comme suit: «Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es.» Il aurait évidemment pu écrire «dis-moi qui tu aimes, je te dirai qui tu es».

L'amour et la gourmandise se marient si joliment, s'entremêlent avec tant de grâce. On devrait toujours avoir le luxe d'aimer avec gourmandise, et de manger avec amour. Mon humble aphorisme à moi serait: «Dis-moi comment tu manges, je te dirai comment tu aimes.»

On m'aura ici vue venir avec mes gros sabots bien gras et rôtis à point: la frugalité, celle du coeur comme celle de l'estomac, m'angoisse. Elle me navre et me désole. Je m'en méfie. Les fines bouches, les mangeurs de poitrines de poulet et de légumes trop cuits, les appétits d'oiseau et les palais difficiles m'inquiètent. Comment aiment-ils, ces gens qui ne mangent que pour se nourrir, qui fuient le sucre et le gras, qui salent avec parcimonie et toisent d'un oeil hagard les viandes saignantes? Aiment-ils comme ils mangent? Du bout des lèvres?

Mais j'entends le pas feutré, équitable et 100% bio de ceux qui prônent, souvent avec exagération, mais parfois avec raison, la retenue en toute chose. Ils demandent: comment aiment-ils, ces goinfres invétérés, ces hystériques du lard, ces enthousiastes de l'ivresse inféconde? Conçoivent-ils l'amour comme un vaste banquet où chaque plat peut être goûté sans scrupule, chaque vin bu jusqu'à la lie? Sont-ils jamais repus? Leurs coeurs ressemblent-ils à leurs estomacs avides et jamais rassasiés?

Évidemment, d'un bord comme de l'autre: exagération, caricature. Il reste cependant des clans qui revendiquent le plaisir de manger avec autant de fougue que leur droit d'aimer démesurément; d'autres qui se tiennent, sages et sereins, loin de toute tempête, qu'elle soit affective ou digestive. En amour comme à la guerre comme à table. On choisit son camp.

J'ai quant à moi un faible pour les amoureux échevelés et les gourmands impénitents, pour ceux et celles qui aiment et mangent voracement, comme si chaque jour, chaque plat, chaque amant était peut-être le dernier. Ils font rarement de vieux os. Ils s'épuisent vite, crèvent parfois de trop de bonne chère, ou de trop de bonne chair.

Mais je connais peu de spectacle aussi beau que celui d'une personne mangeant avec bonheur à part celui, peut-être, de ceux qui s'aiment avec abandon. Une soupe de miniépis de maïs, si elle est engloutie dans la joie et avec appétit, a sa raison d'être. Les vrais gourmands ont la papille et le coeur démocrate.

Mais l'excès? Mais la proverbiale chandelle brûlée par les deux bouts? demanderont les mangeurs d'oméga-3 et les buveurs de lait de soya. Mais les coeurs cent fois blessés, cent fois cicatrisés? renchériront les amoureux raisonnables. Ils n'ont pas tort. Mais je persiste à croire que la jouissance en vaut la chandelle. Et qu'à défaut d'avoir trouvé l'éphémère équilibre entre démesure et retenue, il est toujours préférable d'en redemander que de renoncer - à table comme en amour.

Le plaisir de la table

Le sixième aphorisme de Brillat-Savarin parle du plaisir de la table. Si on remplace ces quatre mots par un autre, au tout début de l'aphorisme, en laissant le reste de la phrase intact, on obtient: «L'amour est de tous les âges, de toutes les conditions, de tous les pays et de tous les jours; il peut s'associer à tous les autres plaisirs, et reste le dernier pour nous consoler de leur perte.»

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Entendu cette semaine sur une terrasse un matin: un couple déjeune en lisant les journaux. Elle a commandé un bol de yogourt sans gras et des fruits frais. Il a devant lui deux oeufs pochés noyés dans une piscine de sauce hollandaise. Je m'inquiète. Elle prend une bouchée, pose son journal, regarde vers lui. «Ostie que c'est dégueulasse», dit-elle la bouche pleine. Ils rient tous les deux, elle lui chipe une patate rissolée et ils s'embrassent. Je suis rassurée.

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«Es-tu sûr que c'est bon» demande la femme au collier de perles en montrant le risotto aux champignons sur le menu. «C'est juste 17 piastres, ça peut pas être ben bon à ce prix-là.» Son mari acquiesce d'un grognement indistinct et je me dis : «hé que c'est donc beau les couples fusionnels.»

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À Sainte-Anne-des-Monts, en Gaspésie, la tante d'un ami me dit, alors que j'ai déjà englouti environ 40 livres de fruits de mer: «Prends donc d'autres légumes, ça se mange sans faim.» La phrase me fait rire. Mais on n'aime pas sans y mettre son coeur, et on ne mange pas sans faim. Ça serait ça, le vrai péché.