C' est un des moment phare de l'histoire olympique: lors des Jeux de Mexico, les sprinters américains Tommie Smith et John Carlos, debout sur le podium, tendent un poing ganté de noir vers le ciel, en guise de protestation silencieuse contre la discrimination dont sont victimes les Afro-Américains.

Quarante ans plus tard, alors que se multiplient les appels aux sportifs pour qu'ils dénoncent l'occupation du Tibet ou les violations des droits de l'homme du régime chinois, la probabilité que des athlètes canadiens participant aux JO de Pékin s'inspirent de Smith et Carlos semble faible.

«C'est trop nous demander que d'exiger qu'on se concentre à la fois sur la politique et le sport, dit la cycliste Marie-Hélène Prémont, reflétant le consensus qui semble régner au sein de la délégation canadienne depuis quelques mois. Pour performer, il faut que tu te concentres sur ta discipline.»

Le Comité olympique canadien (COC) «n'a pas l'intention de museler ses athlètes», assure l'ancienne plongeuse Sylvie Bernier, chef de mission du Canada à Pékin. Mais pas besoin de gratter bien fort pour comprendre que le COC préférerait que tout son monde se tienne tranquille pendant la quinzaine olympique.

«Je ne voudrais pas que les déclarations d'un athlète qui a fini sa compétition fassent de l'ombre à l'équipe canadienne, a dit Bernier à La Presse, le mois dernier. Ça me dérangerait qu'un athlète ne se soucie pas des 300 autres. C'est un privilège, d'être aux Olympiques, pas un droit acquis. Si on a de grandes déclarations à faire, qu'on les fasse ici (au Canada) ou qu'on s'abstienne d'y aller. (...) Les athlètes ont le droit d'exprimer leur opinion. Mais je ne pense pas que les Jeux soient l'endroit pour participer à une manifestation, sortir un drapeau ou porter un brassard.»

Pour la chef de mission, il y a un risque réel de dénaturer les Jeux, censés être apolitiques. «Combien d'athlètes participants viennent d'un pays en guerre ou aux prises avec des problèmes sociaux ou raciaux? Des milliers. Si chaque athlète arrivait avec sa cause, les JO n'existeraient plus. Ce ne serait plus une manifestation sportive si extraordinaire et universelle.»

Un tel raisonneme nt fait évidemment abstraction du fait que les Jeux sont tout sauf apolitiques – y compris dans l'esprit des autorités chinoises, rappelées à l'ordre par le Comité international olympique (CIO), en juin, quand un haut dirigeant a profité du passage de la flamme olympique au Tibet pour s'en prendre à la «clique du dalaï-lama».

On a beau dire que la politique et le sport ne font pas bon ménage, ils n'en restent pas moins inextricablement liés, jusque dans la volonté de la Chine de souffler aux États-Unis le premier rang au tableau des médailles d'or des Jeux. «En 2008, si Pékin surpasse les États-Unis sur le plan des victoires sportives, cela donnera au peuple chinois et au régime communiste un essor énorme dans la bataille déjà politiquement très chargée qu'ils livrent aux États-Unis pour le prestige international», souligne Xu Guoqi dans un ouvrage récent sur le sport olympique en Chine, Olympic Dreams.

Des protestations... multicolores

L'apolitisme du COC reflète fidèlement celui professé par le CIO. Au printemps, alors que la portion internationale du relais de la flamme olympique était marquée par plusieurs manifestations pro-tibétaines, le CIO a précisé la portée de l'article 51 de la charte olympique, qui prohibe toute «sorte de démonstration ou de propagande politique, religieuse ou raciale» à l'intérieur d'un «lieu, site ou autre emplacement olympique».

Le CIO ratisse large: l'interdit, explique-t-il, vaut non seulement pour l'expression orale ou écrite d'opinions politiques, mais aussi pour leur manifestation par la voie du «look, de l'apparence, des vêtements et des gestes».

Les bonzes de l'olympisme ne précisent pas quelle serait la sanction d'une violation de l'article 51 (expulsion? disqualification?). Mais ils souhaitent de toute évidence éviter un incident diplomatique, au moment où plusieurs organisations invitent les athlètes à se servir de la tribune que leur offrent les Jeux.

Ainsi, le groupe Free Tibet demande aux sportifs de faire un T avec leurs mains – comme le symbole d'un temps d'arrêt – pour manifester leur appui à la lutte du peuple tibétain (www.tfortibet.org). Un artiste danois propose aux sportifs de porter de l'orange (www.thecolororange.net) pour protester contre les violations des droits de l'homme en Chine. Le perchiste français Romain Mesnil a suggéré pour sa part que les athlètes portent un ruban vert, «couleur de l'espoir».

Peu importe le moyen qu'ils choisiront, les athlètes qui oseront défier l'interdit du CIO peuvent être sûrs d'une chose: ils ne feront pas l'unanimité. Quarante ans après leur coup d'éclat de Mexico, même John Carlos et Tommie Smith ne s'entendent pas sur la pertinence de manifestations dans le cadre des Jeux de Pékin. Si le premier appuie les athlètes qui feront un geste politique, tout en les invitant à réfléchir longuement aux conséquences possibles, le second pense que «les temps ont changé» depuis la fin des années 60. «Si je devais aller en Chine, je penserais seulement à gagner, a dit Smith au début de juillet. Il peut y avoir des initiatives personnelles, mais je crois que les athlètes devront se concentrer sur leurs épreuves et laisser la politique de côté.»

Une autre preuve que l'esprit soixante-huitard n'est plus ce qu'il était.