Une vue en kaléidoscope de la vie à Montréal. C'est ce que l'on vous propose avec la nouvelle série «Une journée à». Cette semaine, notre chroniqueuse Rima Elkouri vous raconte sa journée passée au Casino de Montréal.

Trois dames dans la soixantaine assises devant des machines à sous. Elles ont l'air hypnotisées. L'une d'elle parle à sa machine tout en appuyant nerveusement sur un bouton. «Ah! ma pas fine! Ah! ma pas fine!» Un fil rouge, qui ressemble à un petit cordon de téléphone, lie les dames à leurs machines respectives.

Ce fil, étrange cordon ombilical liant des dizaines et des dizaines de joueurs à leur appareil de loterie vidéo, c'est la première chose qui m'a intriguée lorsque j'ai mis les pieds au Casino de Montréal. Je ne voyais que ça. Des rangées complètes de joueurs qui semblaient enchaînés à leur machine à sous. Au bout du cordon rouge, une carte sur laquelle on peut lire «Casino Privilèges».

«Ça sert à quoi?» ai-je demandé à une dame au cordon rouge.

Elle m'a regardée avec l'air de se demander de quelle planète je débarquais. «Ça donne des points, a-t-elle dit, sans jamais cesser d'appuyer sur le bouton devant elle. Plus tu joues, plus t'as de points. Après, tu peux manger gratuitement au restaurant du Casino, par exemple.»

Je me suis assise à côté de la dame, devant une machine qui bouffe des pièces de 5 cents. J'ai fouillé dans mes poches à la recherche de monnaie. J'ai mis 25 cents dans la machine. J'ai appuyé sur le bouton. Des images ont tourné devant moi. Des pichets de bière, des étoiles, des palmiers. Une fois, deux fois, trois fois, quatre fois, cinq fois. «Game over». C'était fini. Et ennuyeux à mourir.

«Vous gagnez quelque chose, vous? ai-je demandé à ma voisine, toujours aussi concentrée devant sa machine.

«J'ai gagné 107$ «, me dit-elle, en sortant fièrement de sa poche les tickets blancs qui le prouvent. «J'en ai dépensé 40. C'est ma meilleure machine aujourd'hui.»

Qui va au Casino un mardi matin? m'étais-je demandé avant d'y mettre les pieds. Je m'attendais à ce que l'autobus 167 qui mène de la station de métro Jean-Drapeau au sous-sol du Casino soit vide. En fait, l'autobus était plus qu'à moitié plein. Beaucoup de personnes âgées, la plupart seules. Quelques touristes. Et moi.

À l'intérieur du temple à machines à sous ouvert jour et nuit, il y avait bien sûr quelques hommes d'affaires qui jouaient au poker, quelques Asiatiques qui jouaient au baccara ou à la roulette. Il y avait quelques groupes de «l'âge d'or» venus en autobus. Des gens en fauteuil roulant et même en lit roulant. Il y avait un sikh et son turban, une grand-maman portugaise obstinée et sa fille qui l'engueulait, une femme voilée et son mari. Il y avait aussi, çà et là, des gens qui semblaient être surtout là pour faire des rencontres.

«J'ai un garçon de 17 ans. Et vous? « lance un homme en complet cravate dans la quarantaine, désirant faire plus ample connaissance avec sa voisine de machine.

«Ah! Mon Dieu! Je ne vous dirai pas ce que j'ai!» a répondu la dame en riant.

Toutes sortes de gens, donc. Mais en ce début de mois, le Casino semble surtout animé par une foule plutôt âgée et esseulée cherchant à faire fructifier ses pièces de 5 cents ou à «se refaire». Plus la journée avançait, plus il devenait difficile de se frayer un chemin dans les allées de machines à sous.

J'ai vu un homme qui dormait devant un appareil de loterie vidéo. Plusieurs autres qui avaient l'air de zombies. Un jeune qui appuyait machinalement sur le bouton devant lui tout en consultant ses messages sur son téléphone cellulaire. Un autre qui s'était approprié toute une rangée de machines qu'il nourrissait à tour de rôle. Beaucoup qui jouaient avec deux machines en même temps, le doigt alerte, le regard vide.

On entend le bruit des pièces qui tombent et qui donnent l'impression que la prochaine fois sera la bonne. On entend la musique cacophonique des machines, mêlée à des bruits de lions qui rugissent ou de sirènes hurlantes. On a l'impression que mille cellulaires sonnent en même temps. C'est agressant au début. Après, lorsqu'on est bien abruti par le bruit, on finit par ne plus rien entendre. Ce qui nous frappe alors, c'est le silence. Le silence de tous ces gens seuls alignés devant autant de machines. Car le plus souvent, le joueur ne parle pas. Il appuie sur un bouton. Encore et encore.

Le midi, j'ai fait la queue pour aller manger un sandwich au casse-croûte L'Entre-mise à l'entrée du Casino. J'ai mangé sous un érable artificiel au feuillage orangé dans un faux décor «typique» de terrasse montréalaise. On a même indiqué le nom des rues. J'étais assise à l'angle du boulevard Saint-Laurent et de la rue Saint-Denis. Tout est possible au Casino, semble-t-il.

Devant moi, dans ce drôle de coin de rue, il y avait un monsieur en marchette qui attendait que sa femme lui apporte son repas. Le hasard a voulu qu'un autre monsieur en marchette vienne s'asseoir tout près. «Un peu de santé, ça fait du bien», a dit le premier pour encourager son voisin. «Il ne faut pas en demander trop!»

À 13h, je suis retournée vers les allées de machines à sous, de plus en plus animées. Des gens s'y promènent comme des mendiants avec leurs grands gobelets de plastique jaunes qui servent à recueillir leurs montagnes de 25 cents. Aux toilettes, ils peuvent même le déposer dans un porte-gobelet conçu exprès. Mais la dame qui entre derrière moi n'a pas de gobelet. «Comment ça va? lui demande son amie.

- Ça va mal. J'ai perdu 107 piasses.»

L'amie tente de lui redonner espoir. «Une madame que je connais a gagné 6000 $ et quelques dollars aux cinq cennes.»

Dans l'ascenseur, un couple âgé, la mine défaite. «Juste pour une piasse, t'en as dépensé 40! Je comprends pas!» dit la dame.

Sur un mur du Casino, on cultive ce rêve de gagner des milliers de dollars en investissant une poignée de pièces. Il y a des photos affichées de gagnants souriants. Certains ont récolté 100 000$ dans les machines à sous. Sur le mur, on a écrit en grandes lettres : «Nos étoiles. Our stars». À deux pas de là, une publicité géante pour devenir membre «Casino Privilèges» et obtenir son petit cordon rouge. «C'est gratuit!» clame la pub.

Je vais une fois de plus m'asseoir à côté d'une dame âgée que je vois jouer frénétiquement depuis le début de la journée. Comme bien des joueurs, elle nourrit deux machines en même temps. De la main droite, elle appuie sur le bouton devant elle, de la main gauche, elle appuie sur le bouton de la machine voisine. Une fois, deux fois, trois fois, quatre fois, cinq fois, six fois...

«Vous devez avoir mal aux bras.

- Ça fait deux fois que je gagne! dit la dame le ton victorieux.

- Vous allez continuer combien de temps?

- Jusqu'à temps que mon amie vienne me chercher!»

Après avoir nourri diverses machines, j'ai gagné la fabuleuse somme de 5 cents.

Sur tous les appareils de loterie vidéo, un autocollant de Loto-Québec donne un numéro d'urgence 1-866-SOS-JEUX «Avant qu'il ne soit trop tard» lit-on sur l'autocollant. Parce qu'il est bien connu que ces machines à sous deviennent pour bien des gens des machines à fous, qui causent la ruine, brisent des familles et conduisent même certains joueurs à s'enlever la vie. Plus des deux tiers des pièces de monnaie avalées par les appareils de loterie vidéo viennent de la poche de gens qui ont un problème de jeu. Et 95% des suicides liés aux jeux de hasard et d'argent sont associés à ces appareils, selon des statistiques de la Direction de la santé publique du Québec.

Je suis sortie de là en fin de journée, avec une pièce de 5 cents dans la poche, un mal de tête et le vague à l'âme.