«Vous avez remarqué qu'il n'y avait pas de quatrième étage?»

Comment ça, pas de quatrième? N'y a-t-il pas six étages dans l'Hôpital chinois? «En chinois, le mot «quatre» a la même sonorité que le mot «mort»«, m'a expliqué Anthony Shao, directeur général de cet hôpital pas comme les autres. Et comme les Chinois sont très superstitieux...

«Aucun résidant ne voulait être au quatrième. Alors on a enlevé le chiffre quatre dans l'ascenseur. Et on a aussi enlevé les quatre dans les numéros de toutes les chambres.» Le quatre des uns est tel le 13 des autres. Prière de ne pas envoyer de patients dans la chambre 444.

C'était la première fois que je mettais les pieds dans cet hôpital sans quatrième, situé rue Viger, dans le Quartier chinois, tout près de La Presse. Mon prétexte? La simple curiosité.

J'avais commencé ma visite en m'assoyant sur un banc, juste à côté de cette sculpture de Confucius au regard bienveillant qui accueille les visiteurs. Il avait quelques pièces de monnaie posées sur ses mains en guise d'offrandes.

Dans la cafétéria où on servait à midi du riz, des légumes et de la soupe won-ton, une dame aux cheveux gris était entourée de trois proches qui l'aidaient à manger. Une autre, la canne à la main, est arrivée, dans l'espoir de manger. Mais elle venait tout juste de manger. «Il faut retourner en haut, madame. Tu as déjà mangé!» lui a dit une employée.

L'Hôpital chinois a été fondé en 1920, au temps de la grippe espagnole, pour soigner les immigrants chinois, raconte M. Shao. Des gens de la communauté avaient amassé 10 000$ pour établir un hôpital dans une ancienne synagogue de la rue De la Gauchetière. Les Soeurs missionnaires de l'Immaculée-Conception s'en occupaient. En 1965, l'hôpital a déménagé rue Saint-Denis, dans le quartier Villeray, pour ensuite revenir s'établir dans le Quartier chinois, rue Viger, en 1999.

Avec le temps, la mission de l'hôpital a changé. Il est devenu un centre d'hébergement spécialisé en soins de longue durée (CHSLD) pour personnes (très) âgées et souvent lourdement handicapées. Sa particularité? Il est réservé aux communautés chinoises et de l'Asie du Sud-Est (du Vietnam, du Laos et du Cambodge, entre autres). C'est le seul établissement public au pays qui sert exclusivement ces communautés. Sa clinique externe, bien qu'ouverte à tous, est surtout fréquentée par des personnes âgées qui ne parlent que chinois. Seuls les soins d'acupuncture qu'on y offre attirent une clientèle non asiatique.

L'âge moyen ici? Quatre-vingt-six ans. Et on compte six centenaires parmi les 128 résidants. Comme l'idée de «placer» un vieux parent est plutôt étrangère à la culture orientale, les résidants n'arrivent ici qu'en tout dernier recours. La famille tente de les garder à la maison le plus longtemps possible. «C'est souvent quand le fils ou la fille n'est vraiment plus capable qu'ils viennent nous voir, dit M. Shao. Et ils sont déçus d'apprendre que l'on a une liste d'attente d'environ deux ans.»

Dans l'après-midi, sur chacun des étages, la scène était la même. Une dizaine de résidants, en chaise roulante pour la plupart, certains lourdement handicapés, étaient rassemblés devant la télé de la salle commune, branchée sur un poste chinois de Toronto. C'était un bon vieux téléroman savon d'après-midi, en chinois. Une scène mélodramatique où l'on assistait aux confidences d'un couple sous un parapluie. Les résidants étaient suspendus aux lèvres des comédiens, silencieux, recueillis.

Ici, m'explique-t-on, la majorité des résidants parlent le cantonais. Ils viennent la plupart du même village du sud de la Chine. Village qu'ils retrouvent en quelque sorte dans cet hôpital sans quatre où ils peuvent parler chinois, manger chinois, célébrer les fêtes chinoises, assister à des films ou à des opéras chinois, aller à la pêche en chinois...

Si les employés parlent français entre eux et que les dossiers médicaux sont rédigés en français, la langue de communication avec les patients est plus souvent qu'autrement le cantonais. Le fait que plus de 60% des employés soient d'origine asiatique facilite les choses. Parmi eux, plusieurs Chinois du Vietnam, qui parlent français, chinois et vietnamien. On trouve aussi plusieurs Chinois de la Réunion, de Madagascar ou de l'île Maurice, qui parlent aussi bien français que chinois.

Quant aux employés non asiatiques, ils doivent parfois compter sur leurs collègues pour communiquer avec les patients. «On a toujours un employé qui parle le chinois par quart de travail pour des raisons de sécurité pour les patients», note M. Shao. En 1999, dans une cause qui suscita la controverse, la Cour supérieure a reconnu à l'Hôpital chinois le droit de réserver certains postes d'infirmières chefs à des employés parlant chinois.

À ceux qui s'étonnent que des immigrants chinois installés ici depuis des années ne parlent pas le français, M. Shao répond qu'il n'est pas si simple d'apprendre la langue quand on arrive dans un nouveau pays à un âge avancé. «J'aimerais bien voir le Québécois qui arrive en Chine à 60 ans dans la même situation...»

Mais les choses changent avec les jeunes générations, dit-il. Est-ce à dire que l'on n'aura bientôt plus besoin d'un hôpital chinois? «Peut-être que dans 30 ou 40 ans, l'hôpital n'aura plus sa raison d'être.»

Quand j'ai quitté l'hôpital sans quatre, le téléroman était fini. Une émission de variétés chinoises commençait. Une employée servait une collation à trois résidants. Une dame parlait toute seule dans sa chambre. Un vieil homme édenté m'a souri. Ainsi va la vie, sans se presser, au village cantonais sans quatre.