Aujourd'hui, comme trop souvent au cours de ma vie, j'ai été confronté à la véritable justification d'une social-démocratie, à la nécessité de la solidarité.

En matinée, j'ai admis à l'hôpital un jeune adulte, diabétique depuis sa tendre enfance, abandonné par sa mère à l'âge de 13 ans. Ce n'est que la dernière d'une série d'hospitalisations en quelques semaines pour débalancement de son diabète. Son père, analphabète, seul aidant «naturel» de son fils, me rencontre vers la fin de la journée. Il est très préoccupé par la condition de son fils: pour ce dernier, la vie ne vaut plus la peine, il parle de mourir. Le père, un brave type, vient de se trouver finalement un travail, au salaire minimum, je le devine. Il pense devoir renoncer à cette ultime bouée pour s'occuper de son fils. L'appel à l'aide est clair.

Mon patient est connu de mes collègues psychiatres. Impossible, dans l'un de nos quatre hôpitaux universitaires au Québec d'obtenir leurs services rapidement, leurs effectifs étant contingentés. Il est connu des services sociaux. Impossible, dans les circonstances actuelles, d'obtenir, en temps réel, pour un jeune homme et son père, tous deux en détresse et démunis devant des circonstances qui les dépassent, les services qui pourraient pourtant éviter de très coûteuses hospitalisations à répétition.

Je suis un médecin spécialiste, endocrinologue, chercheur, professeur d'université, directeur d'une chaire de recherche sur le diabète. Je suis au sommet de ma science et de mon art. Je suis une sommité internationale sur le diabète. Je travaille depuis mon adolescence, sans relâche, de 60 à 100 heures par semaine, avec toute ma conviction, toute mon intelligence, pour atteindre puis maintenir ce niveau d'excellence. Je traite efficacement mes patients, je sauve parfois des vies, j'enseigne aux médecins et autres scientifiques les concepts les plus complexes qui soient, je produis de nouvelles connaissances, de nouveaux concepts reconnus à travers le monde. Aucun hôpital universitaire, aucune université ne refuseraient de me compter dans ses rangs.

Je suis pourtant impuissant devant le cas de mon patient. Et il y en a tant! Manque de ressources. C'est-à-dire, manque d'argent pour payer les salaires de travailleurs sociaux, d'infirmières, de psychiatres, de médecins de famille. Contingentement oblige.

Je reviens à la maison. La télévision nous montre encore une fois les tergiversations de nos leaders politiques, présents et futurs, à propos du débat qui occupe tout notre espace public depuis tant de semaines. Un débat de faux pauvres, de faux vulnérables, l'énergie potentielle étant égale à l'énergie cinétique. Ils accaparent tout l'espace, toutes les ressources. Aussi longtemps qu'ils le pourront.

J'explique de nouveau à ma fille de 12 ans: la solidarité, c'est aider les vulnérables de la société. C'est beaucoup plus difficile que de sauver une vie, c'est beaucoup plus difficile que d'enseigner le plus subtil des concepts, c'est beaucoup plus difficile que de produire la plus édifiante nouvelle connaissance. La solidarité requiert de multiples esprits et coeurs travaillant ensemble, au diapason, à l'écoute de la souffrance des plus faibles.

«Papa, tu devrais peut-être leur dire.» Voilà Jeanne, c'est fait.

Bien-pensants de notre société, carrés de toutes couleurs, de tous partis confondus, vous brûlez nos trop maigres ressources collectives pour un débat accessoire. Vous n'êtes pas solidaires en ce moment.