La chimiste Christiane Ayotte révèle dans une biographie qui paraît ces jours-ci, sous la plume du journaliste Mathieu-Robert Sauvé, un système de fraude qu’elle a dénoncé il y a 30 ans et qui aurait pu lui coûter sa carrière. Extrait.

Entre le 1er janvier 1986 et le 31 décembre 1990, en plus des tests inclus aux contrats le liant à l’agence canadienne et la National Collegiate Athletic Association, le Laboratoire de contrôle du dopage de l’Institut national de la recherche scientifique (INRS) effectue 2027 analyses d’échantillons en provenance d’organisations principalement situées aux États-Unis. Aucune facture ne sera retrouvée. Sur la base de la tarification contenue aux ententes contractuelles officielles, les enquêteurs de la firme comptable Raymond, Chabot, Martin, Paré estiment à 200 000 $ les revenus potentiels non comptabilisés. C’est là une des conclusions du rapport que la firme soumet au comité exécutif de l’INRS le 28 janvier 1991. Ils font état de l’absence d’ententes – ce qui contrevient aux politiques de l’institut –, et de l’inexistence de quelque procédure de contrôle que ce soit.

S’ensuit une série de décisions et d’interventions plus mauvaises les unes que les autres. L’affaire ne sera jamais ébruitée, car la réputation de l’INRS-Santé, du Laboratoire de contrôle du dopage et de ses responsables doit être préservée, sous peine de perdre l’accréditation du Comité international olympique et les importants revenus qui en découlent.

La direction de l’INRS avance en terrain miné. Ses administrateurs savent qu’ils doivent sanctionner les responsables, mais l’image du laboratoire accrédité ne saurait être ternie.

Il faut donc les retirer sans faire de vagues, car ceux-ci jouissent d’une réputation nationale et internationale. Ils démissionnent officiellement en début d’année. Toutefois, la direction générale les maintient à la tête du laboratoire par une entente contractuelle – mais à l’extérieur de l’établissement. Dans le pavillon de l’INRS-Santé, les mois qui suivent mettent tout le monde à cran. Le branle-bas de combat administratif percole dans les cuisinettes.

« Grande gueule »

Le directeur général de l’INRS rencontre les professeurs et le personnel de l’INRS-Santé à la rentrée de janvier 1991. « Vous avez dû avoir votre leçon », lance-t-il à Christiane Ayotte. « Vous avez une grande gueule. » Le ton des prochains mois est donné, on lui fait la faveur de la maintenir en poste parce qu’on n’a pas le choix : elle assumera la responsabilité des analyses.

Il va sans dire que les rencontres entre Christiane et les anciens responsables sont pénibles : ces derniers font tout pour nuire, au risque de faire tomber le laboratoire, dont l’INRS aimerait bien se délester à ce stade-ci. « Assumez », lui dira le directeur intérimaire.

Le nouveau directeur recruté par l’administration débutera son mandat l’été suivant en se donnant comme mission de maintenir le laboratoire et l’accréditation du CIO. Il souhaite réintégrer, pour ce faire, les responsables mis à l’écart et cherche à tasser le problème qu’il croit se limiter à Christiane. Cette impression se confirme alors qu’un « café-beignes » est organisé par la direction générale dans les bureaux de l’INRS-Santé. On écoute les discours de circonstance quand les anciens responsables font leur entrée. Voilà des hommes qu’on n’attendait pas. Dès qu’ils franchissent le seuil de la porte, coup de théâtre ! Un invité se lève et quitte la pièce. Il marque ainsi sa désapprobation. Un second l’imite, puis un troisième et, enfin, presque tout le groupe déserte de la même manière.

C’est la première fois que des professeurs et membres du personnel affichent aussi clairement leur réprobation face à ce bras de fer du directeur. Ce ne sera pas la dernière. Malgré tout, le nouveau patron rencontre les membres du staff en leur enjoignant de se méfier de Christiane. Si elle demeure inattaquable sur les plans scientifique et méthodologique, elle est un « cas problème » pour les gestionnaires.

Durant un pénible tête-à-tête, le nouveau directeur lui laisse entendre qu’on apprécie son travail, mais qu’elle s’est confinée à des tâches de super-technicienne et devrait performer davantage en termes de subventions de recherche. Il fixe à 250 000 $ les sommes qu’elle doit recueillir annuellement pour assurer sa position d’associée de recherche. « Je ne suis même pas professeure, et de toute façon, aucun ne va chercher une telle somme. On me fixe une cible démesurée afin de me mettre à l’écart, c’est clair », s’indigne-t-elle.

Omerta !

Maintenant persona non grata pour la direction, Christiane apprend qu’une nouvelle consigne circule auprès des employés qui lui sont attachés, et qui refusent de travailler directement pour les anciens responsables. On les menace, et ils doivent s’abstenir de répéter ce qu’on leur dit, sinon ils en subiront les conséquences ! À plusieurs reprises, entre les mois de septembre et octobre 1991, le directeur la convoque dans son bureau pour lui faire pression, exiger qu’elle abandonne la responsabilité des analyses, qu’elle ne s’occupe que de recherche, voire qu’elle aille travailler chez elle à des projets théoriques ou qu’elle atteigne des objectifs de financement complètement farfelus. Elle semble fatiguée, elle doit penser à sa famille, lui dit-il.

Aujourd’hui, on y verrait probablement du harcèlement psychologique. À l’époque, il s’agit d’un phénomène peu connu et rarement invoqué en relations de travail.

La direction maladroite braque les professeurs et les employés : les syndicats s’en mêlent et exigent la résolution de cette crise et le départ définitif des anciens responsables. « Même si je suis qualifiée pour assurer la responsabilité du laboratoire, il n’est pas question que je gagne quoi que ce soit de leur dénonciation et de leur départ, à la suite de ce que l’INRS perçoit comme une trahison », dit Christiane. Finalement, à la suite de la décision de l’assemblée des professeurs, une semaine avant l’examen annuel de réaccréditation du laboratoire, elle sera nommée responsable de tout le laboratoire.

Le problème reste cependant entier : il faut que le CIO entérine le changement à la direction du laboratoire. Dans ce dossier, l’appui de son mentor, le Professeur Manfred Donike du laboratoire de Cologne en Allemagne, s’avérera crucial. Secrétaire de la sous-commission dopage et biochimie du sport, c’est lui qui convaincra, comme on le verra plus tard, le président de la commission médicale. Finalement, par résolution de l’assemblée des professeurs de l’INRS-Santé, on recommandera en 1993 que le poste de professeur sous-octroi soit accordé à Christiane Ayotte.

Les informations présentées dans cet extrait ont été obtenues en vertu de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels.

L’Incorruptible

L’Incorruptible

Québec Amérique, 2021

356 pages