Jean-Marc Limoges, titulaire d’un baccalauréat, d’une maîtrise en études françaises et d’un doctorat en littérature et arts de la scène et de l’écran, donne des ateliers de création littéraire dans les écoles secondaires et enseigne la littérature et le cinéma au cégep. Il revient ici sur les principes qui devraient guider l’enseignement… et l’enseignant substitut.

Un jour, l’ami d’un ami avait entendu dire qu’un jeune professeur, récemment engagé dans une institution collégiale (qui prétendait offrir un enseignement humaniste) sise – par le plus grand des hasards – non loin de chez moi, avait craqué pendant un cours, incapable d’obtenir le silence et de se faire écouter, et s’était enfui en courant sans manquer de laisser des petits bouts de lui-même dans le corridor. Il n’a jamais donné de nouvelles. On cherchait quelqu’un pour le remplacer… immédiatement.

Je coupai la corde au bout de laquelle j’allais me pendre et me rendis dans le bureau du Directeur dare-dare. J’avais bizarrement une impression de déjà-vu. Je me disais que c’était ma chance : être dans la merde, je connaissais. Pas lavé, pas rasé, pas coiffé, habillé tout croche, la corde encore autour du cou, sans même mes documents sous le bras, j’étais à peine prêt pour l’entrevue – ma première à vie ! – que j’allais subir. Qu’à cela ne tienne ! Il m’accueillit avec un fiévreux : « Venez vite… les étudiants vous attendent. »

Sur le chemin de la classe, je tentai de calmer, non pas ma nervosité, mais ma joie, afin de me concentrer sur mon premier cours. Le Directeur me parla d’un groupe difficile, en constante opposition avec l’enseignant. Un groupe en arts visuels… majoritairement en cinéma. Des « jeunes » qui « ne lisent pas »… qui « n’aiment pas lire », s’escrimait-il à me dire pour me convaincre… ou me décourager. Si j’avais à enseigner la littérature à de jeunes juristes qui se trimbalent avec le Code civil sous le bras, je leur présenterais les œuvres comme des textes. Si j’avais à enseigner la littérature à de jeunes cinéphiles qui se farcissent cinq films par jour, je leur présenterais les textes comme des œuvres. Si j’avais à vous révéler ce que je pense de ce que vous pensez de vos étudiants, je vous présenterais mes excuses. Tout est une question d’angle, monsieur le Directeur.

C’était ma chance. J’avais un pied dans l’étrier et l’autre dans la place. Suffisait de ne pas se faire écarteler. Nous arrivâmes devant la classe. Il m’ouvrit la porte. Et me poussa sans prévenir en disparaissant dans la cage d’escalier. En effet, les étudiants m’attendaient, la bouche encore bée, ébaubis par le départ précipité de ce collègue dont je sentais l’odeur de soufre (et de souffrance) et sur les petits bouts duquel j’avais failli glisser en montant. Je retirai ma corde.

Quand on se retrouve pour la première fois devant un groupe d’étudiants, on ne doit pas être insensible à leur malheur. L’enseignant ne doit pas oublier qu’il fut lui-même un étudiant et, de surcroît, un étudiant qui subit les sévices d’autres enseignants. Il n’arrive pas dans leur classe, il y débarque. Il est chez eux. C’est lui l’intrus. C’est lui l’ennemi qu’on a maintenant la force d’abattre et qui payera pour la trâlée d’incompétents qui l’ont précédé. Il doit s’atteler à renverser le rapport. Qu’il devienne l’hôte. Faire en sorte que ce soit eux qui viennent chez lui.

Il doit donc défaire les idées reçues, leur montrer qu’il n’est pas « comme les autres » et, à l’instar de Ponocrates, commencer par leur apprendre ce qu’il faut désapprendre. Et surtout, il faut leur montrer qui est le boss. Pour cesser le tapage – j’avais l’impression qu’on prenait plaisir à parler plus fort que d’ordinaire pour tester la patience de ce substitut auquel on me réduisait –, je pris ma voix la plus caverneuse et lâchai un impérieux : « Est-ce qu’on peut la fermer ? »

Le silence se fit. Sur-le-champ. On se tint quiet. Puis, observant ma mine et suivant mon regard, l’un d’eux, au fond de la classe, comprit que je parlais de la porte. Il se leva. La ferma. Doucement. Au grand contentement du groupe qui poussa un soupir de soulagement.

Mon entrée en classe fut aussi mon entrée en matière. Je les amenai à désambiguïser mon message. Pourquoi avait-on cru que je parlais d’une chose alors que je parlais d’une autre ? Il s’écoula environ trente minutes avant que l’un d’eux mette le doigt sur le bobo : le pronom nominal !

L’analyse littéraire, leur expliquai-je alors, ça se résume en trois mots. Ils saisirent leur crayon ! « Rationaliser – une – émotion. » Ils écrivirent prestement. Comme disait l’autre : « Une œuvre d’art, ça suscite des émotions. » La musique, la peinture, la sculpture, l’architecture, la littérature… le cinéma. Ça ne prend pas un doctorat pour éprouver de la joie, de la tristesse, de la peur, de la compassion, du dégoût… Mais ça prend un minimum de vocabulaire, d’outils conceptuels et d’acuité pour être capable de comprendre pourquoi. On m’écoutait.

À ce moment, au moment où on était suspendu à mes lèvres, la porte s’ouvrit avec fracas et un retardataire entra précipitamment. « Ah non… Pas toi… ! » lui lançai-je avec un sourire en coin. Le groupe s’esclaffa. Je les arrêtai. « Ne venez-vous pas de vivre une émotion ? » Silence. « Pourquoi avez-vous ri ? » Le pauvre retardataire se cherchait une place. « Viens tout près, chéri. » Rires (de nouveau). « Pourquoi riez-vous ? » Silence. « C’est de l’ironie… », se risqua l’une d’elles après cinq minutes de balbutiements. « Et qu’est-ce que l’ironie… ? » Silence. Je fis voyager mon regard sur la salle de classe, qui était dans un état lamentable. « C’est une très belle classe… », dis-je en appuyant exagérément sur chacun des mots. « C’est dire le contraire de ce qu’on pense ? » s’aventura une autre avec plus d’assurance. « Voilà ! Et pourquoi cette ironie vous a-t-elle fait rire ? – Parce que vous avez l’air au-dessus de vos affaires, monsieur », me lança, du fond, un grand dégingandé. Rires (contenus). « Exact !… et nous venons de faire notre première analyse. »

« Ce que je voudrais, poursuivis-je, c’est de voir votre plaisir se multiplier en parvenant à nommer ce qui l’a généré, vous voir, en somme, atteindre des orgasmes intellectuels (mais je ne peux pas écrire ça sur le plan de cours : “On évaluera l’étudiant sur la puissance de son orgasme…”). Rassurez-vous, continuais-je parmi les rires nerveux, je suis là pour vous accompagner sur les chemins de la réussite. » J’avais leur attention. Il ne fallait pas les lâcher.

Victor et moi
Enseigner pour se venger

Victor et moi
Enseigner pour se venger

Éditions du Boréal, août 2021

160 pages