En 2020, la démocratie américaine fait face, comme elle semble le faire une fois par siècle, à des défis sans précédent. La conquête de la Maison-Blanche se fera sur fond de polarisation extrême, explique Élisabeth Vallet.

Le 21e siècle a complètement redessiné ce que sont les États-Unis : des événements de 2001 aux tueries de masse dans les écoles, de l’avènement des Millenials (la génération Y) à la résurgence des « Hommes blancs en colère », de la présidence d’Obama à celle de Trump, d’une crise financière à une pandémie, le pays est en mal d’identité. L’essor du Tea Party, la montée de groupes d’extrême droite sous la présidence d’Obama et leur affirmation sous la présidence Trump, la volonté de repli de la politique étrangère américaine mise à mal par des « deals » qui n’ont jamais lieu, le retour de la peur en politique intérieure avec la multiplication des attentats et des fusillades, le déclin des droits des femmes, l’hyperpolarisation du pays et la lente décomposition des partis mettent la table et définissent l’année électorale mais aussi les années qui vont suivre.

Et ce d’autant plus que les États-Unis ne sont pas un pays uniforme et unitaire, loin s’en faut. C’est un kaléidoscope de cultures, d’identités et de droits : à certains égards, les États-Unis ne sont même qu’une agrégation d’États, de pays, très différents et autrefois distincts. Ils ont conservé de l’époque où ils se sont violemment détachés de la Couronne britannique une réelle défiance à l’égard des élites, de la centralisation et du gouvernement.

La gestion en ordre dispersé de la pandémie – faute d’avoir un président engagé – atteste de cette atomisation du pouvoir, devenue, en l’occurrence une tare bien plus qu’un atout.

C’est pourtant cette union composite qu’en théorie l’institution présidentielle fédère et incarne. Aux commandes des armées, du feu nucléaire, de la diplomatie du pays, à la tête d’une administration qui définit les grandes orientations de la politique américaine, le président tient en principe le gouvernail du pays.

Mais pour y accéder, le processus est long, ardu, exigeant, coûteux et toujours usant. La conquête de la Maison-Blanche est une saga qui s’étire sur de longs mois, qui absorbe des sommes astronomiques et remue les eaux saumâtres du passé des candidats et de leur famille. Elle est désormais suivie, un peu à la manière des Hunger Games, comme une série télévisée où seul le candidat le plus roublard, le plus nanti, le plus rusé, le plus connecté, le plus agressif, survivra, au terme de pratiquement une année et demie de joute. Il n’y a plus de limites, ni financières, ni verbales dans ce qui est désormais une lutte sans merci ni honneur, et où l’ambition personnelle paraît prévaloir sur le service public. L’année électorale est une longue route, jonchée de cadavres politiques, où ne subsiste, l’automne venu, que deux protagonistes, s’affrontant dans un dernier duel, pour n’en laisser qu’un seul…

[…] Alors que la pandémie ravage le pays, les deux tiers des Américains estiment que l’élection ne pourra pas se tenir dans des circonstances normales. D’ailleurs au début de l’année, plusieurs États ont choisi de différer leurs scrutins ou de tenir leurs primaires en utilisant d’autres procédés montrant le besoin de pouvoir s’adapter rapidement. Déjà, 39 États proposent le vote par anticipation, et 20 % des électeurs américains votent déjà par voie postale. Dans des États comme l’Arizona, la Californie, le Colorado, Hawaii, le Montana, l’Oregon, l’Utah, l’État de Washington, le vote par correspondance est déjà majoritairement utilisé. En 2020, s’y ajoutent, en raison des circonstances, la Georgie et le Michigan. Logiquement, 64 % des Américains sont désormais favorables au vote par correspondance, mais les Républicains et notamment le président s’y opposent farouchement, brandissant le risque d’une fraude massive – ce que la recherche invalide. […]

La capacité de désinformation de la Russie et des autres agents perturbateurs, et donc la faculté de jeter du sel sur les plaies béantes de la société américaine et de la diviser un peu plus, est réelle. Ce dernier point constitue sans doute la plus grande vulnérabilité des États-Unis en novembre prochain.

Dans un contexte de pandémie, les électeurs pourraient privilégier le vote par correspondance – une majorité d’Américains l’envisage dès à présent. Or l’expérience des primaires montre qu’avec des infrastructures électorales vulnérables, certains résultats pourront tarder à rentrer. Il est tout à fait envisageable que le dépouillement des bulletins provisionnels et du vote par correspondance aille au-delà du 3 novembre, et que cela prenne plusieurs jours. Pendant plusieurs jours d’incertitude, d’attente des résultats, les médias sociaux bombarderont les Américains de nouvelles contradictoires, de vidéos contrefaites, de théories du complot. Le président, qui ne cesse de dénoncer le vote par correspondance, et de parler régulièrement de fraude, ajoutera à cette insécurité électorale. De part et d’autre de l’échiquier politique, advenant l’élection de l’adversaire, la sensation d’élection volée s’infiltrera sournoisement. Particulièrement si l’élection est gagnée de justesse, ou si le collège électoral, une fois encore, contredit le suffrage populaire. Le plus grand risque vient donc de l’intérieur.

Si le président sortant est réélu, les poids et contrepoids constitutionnels n’auront plus guère d’incidence sur un exécutif tout puissant et un homme qui n’aura – en principe – pas à mener une autre campagne électorale. À l’inverse, si le président sortant est défait, le plus grand danger pourrait être sa pratique de la terre brûlée, sa volonté de ne rien laisser au gagnant, de semer le doute, de créer l’illusion qu’il n’a pas vraiment perdu. Dans les deux cas, les fractures de la société américaine se creuseront jusqu’à déchirer le pays.

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Comprendre les élections américaines

Comprendre les élections américaines, édition 2020
Élisabeth Vallet
Septentrion
228 pages