Ce n’est pas à une chute de l’empire américain que nous assistons mais à une métamorphose, avance Mathieu Bélisle dans cet essai. Grâce au pouvoir des réseaux qu’il déploie sur le monde, l’empire est en train d’œuvrer à sa propre invisibilisation.

Il m’arrive de penser que c’est moins à un déclin qu’au spectacle d’un déclin que l’Amérique nous convie depuis quelques années, que le déclin de l’empire américain est une fable séduisante, commode, aussi bien pour ceux qui espèrent la fin prochaine de l’empire que pour ceux qui ont besoin d’une couverture pour mieux faire avancer leurs intérêts. Le paradoxe des années Trump est qu’en voulant écarter les États-Unis des affaires du monde pour les faire rentrer dans leurs terres (il s’agissait, au nom de l’America First, de quitter l’Irak, l’Afghanistan et la Syrie, de bouder les organismes internationaux, de revoir unilatéralement les accords et traités négociés), tout cela pour restaurer la grandeur perdue (le fameux Make America Great Again) et rappeler à chaque nation qui était vraiment le maître, le controversé président n’a pas réfréné un seul instant le désir des apatrides et exilés du monde entier de trouver refuge dans son pays, eux qui continuent de se masser le long de ses frontières et de réclamer l’asile, il n’a guère entamé la conviction encore largement répandue voulant que les États-Unis forment la plus grande nation du monde.

Surtout, Trump a offert, avec toute la vulgarité dont il est capable, l’un des spectacles politiques les plus suivis de tous les temps, The Greatest Show on Earth, un spectacle qu’Obama avait offert au monde en célébrant l’espoir et l’empowerment, et que Trump allait relancer en empruntant le registre du pire. Et quel succès !

Chaque jour, des journalistes allaient rapporter ses frasques et ses déclarations, ses mensonges et ses manipulations ; chaque jour, nous allions nous indigner et jeter les hauts cris, n’en croyant pas nos yeux ni nos oreilles ; chaque jour, les humoristes et les commentateurs allaient dénoncer sa folie, se moquer de sa bêtise et de son inculture, réclamer la tête de l’homme par qui le scandale arrivait, sans bien voir que sa rhétorique incendiaire était devenue l’équivalent d’un programme, quelque chose, en somme, comme une force d’occupation chargée d’envahir les esprits en sommant chacun de se prononcer pour ou contre lui.

À une époque où le pouvoir est en train de passer des mains de ceux qui fabriquent des biens à ceux qui conçoivent, distribuent et contrôlent l’information, qui créent les réseaux et les alimentent en contenu, qui récoltent et traitent les données, à une époque où le « vrai » capital, au sens où l’entendait Marx, se trouve dans les documents et les moyens de les produire et de les diffuser, bref que le capital se trouve plus que jamais dans l’ordre immatériel – ce que le philosophe Maurizio Ferraris a appelé « l’âge de la documentalité » –, on peut penser que les États-Unis non seulement ne sont pas en déclin, mais sont même en train, contre toute attente, de renforcer leur emprise sur le monde. Pour se faire une idée juste de la place occupée par les États-Unis, il ne suffit pas d’isoler quelques données statistiques, comme l’activité industrielle et le PIB, auquel cas il se peut que des pays très populeux comme la Chine ou l’Inde soient effectivement en train de dépasser l’Amérique, si ce n’est déjà fait. Il faut plutôt se demander qui, à l’heure actuelle et à l’échelle de la planète, écrit et raconte l’Histoire qu’il nous est donné de vivre, qui produit les histoires que nous aimons et nous nous racontons les uns aux autres, qui sert d’étalon de mesure et détient les valeurs-refuge, qui impose sa morale et ses principes, qui fait des émules et joue le rôle de foyer normatif, chez qui se concentrent la créativité et l’esprit d’invention, qui attire et mobilise les plus beaux talents, qui inspire la jeunesse. Est-ce que ce sont les jeunes Américains qui rêvent d’être Chinois ou les jeunes Chinois qui rêvent d’être Américains ? La réponse à cette question ne devrait pas susciter le moindre doute.

La montée en puissance de la Chine nous fait peut-être oublier qu’à peu près toutes les innovations récentes qui ont un effet structurant sur les échanges mondiaux sont sous contrôle américain, que si les États-Unis continuent de peser lourd dans les secteurs d’activité les plus concrets (fabrication, transports, finance, armement, chaînes de commerce et de restauration, etc.), les domaines les plus immatériels sont ceux où ils dominent encore plus outrageusement. Ce sont eux qui exercent la maîtrise la plus franche sur le présent et sur l’avenir, entre autres grâce au pouvoir considérable des entreprises formant le fameux GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft). À bien des égards, de telles entreprises poursuivent sur la voie empruntée par leurs prédécesseurs, elles mènent leur offensive sur les deux fronts qui ont permis à l’Amérique d’assurer sa domination sur le monde : la culture et le commerce. Mais cette nouvelle offensive a ceci de particulier qu’elle est en train de réussir là où les tentatives précédentes ont échoué. Car, alors que pendant des siècles l’Amérique était demeurée dans l’esprit du monde une terre exotique, une sorte de paradis perdu ou retrouvé, qu’il avait fallu, pour devenir Américain, s’établir en Amérique, que chaque immigrant avait dû, en vivant l’épreuve du déracinement, de la traversée de l’océan et de l’entrée sur le continent, renoncer à sa terre et à sa mémoire pour renaître dans le Nouveau Monde, la migration devient désormais chaque jour de plus en plus facultative. Ce n’est plus nous qui avons besoin d’aller vers l’Amérique, c’est l’Amérique qui vient à nous, que nous le voulions ou pas. L’Amérique n’est plus une terre lointaine et étrangère à laquelle nous pouvons accéder au prix de sacrifices immenses ; c’est désormais la chose la mieux partagée du monde, notre bien commun, accessible de partout, où que nous nous trouvions. Inutile de la chercher, elle est déjà là, à portée de main.

La conséquence la plus spectaculaire du déploiement de l’empire invisible auquel nous assistons est qu’il est en voie de délocaliser l’identité américaine, d’offrir à chacun la possibilité de devenir Américain à distance, de vivre, sentir et penser en Américain, sans devoir sortir de chez lui, tout cela sans même une pensée pour ce qui se trouve ainsi condamné à disparaître. Chacun de nous continue de croire qu’il peut décider pour lui-même, qu’il est libre de ses choix, qu’il répond à ses propres désirs. Mais il faut bien voir que même quand notre participation est réclamée, même quand il s’agit d’exercer notre liberté, ce n’est jamais qu’à titre de clients ou de consommateurs que nous sommes appelés à le faire, dans la position de ceux qui reçoivent des services et consomment des produits, et non pas du côté de ceux qui les conçoivent – ou alors si peu : il faut supplier ces géants pour qu’ils daignent reconnaître notre existence, qu’ils consentent à héberger un peu de contenu « local ». Autrement dit, si nous devenons chaque jour un peu plus américains, c’est essentiellement sur le mode passif, moins pour goûter de nouvelles possibilités d’existence que pour trouver de nouvelles occasions de dérive et de désertion.

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L’empire invisible

L’empire invisible
Essai sur la métamorphose de l’Amérique

Mathieu Bélisle
Leméac, octobre 2020
240 pages