Dans l’essai Jean Baptiste décapité, la professeure Geneviève Zubrzycki aborde la relation changeante qu’entretiennent le nationalisme, la religion et la laïcité au Québec depuis les années 60. Extrait.

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Geneviève Zubrzycki

Alors que le débat sur la religion semble ravivé par les enjeux liés à l’immigration, il devient vite évident que les Québécois d’origine canadienne-française sont divisés sur les questions de la place de la religion dans l’espace public et de la forme juridique à donner à la laïcité. À l’été 2013, soit un an après son arrivée au pouvoir, le gouvernement du PQ remet le sujet à l’ordre du jour politique. Le 10 septembre, il dévoile en grande pompe sa proposition de « Charte des valeurs ».

La Charte a pour objectif déclaré d’affirmer la laïcité de l’État, ce qui implique entre autres d’interdire formellement aux employés de l’État de porter des « signes religieux ostentatoires » lorsqu’ils sont au travail.

Dans un État providence comme le Québec, ce groupe inclut une grande variété d’employés, dont les professionnels des soins de santé, les enseignants, les responsables de services de garde, les travailleurs de la construction et tout travailleur du secteur privé dont l’emploi est rémunéré en vertu d’un contrat public. Un autre élément controversé du projet concerne le crucifix de l’Assemblée nationale. On y affirme que « la Charte doit prendre en compte l’existence des éléments emblématiques et toponymiques du patrimoine culturel du Québec, qui témoignent de son parcours historique »*. Au fil des conférences de presse et des entrevues données par le ministre responsable des Institutions démocratiques et de la Participation citoyenne, Bernard Drainville, il devient vite manifeste que cette disposition assurerait la protection du fameux crucifix. À gauche comme à droite, on juge que la Charte proposée fait deux poids, deux mesures : d’un côté, elle interdirait les signes religieux ostentatoires associés aux minorités religieuses, tandis que, de l’autre, elle protégerait ceux de la majorité (réduits à leur dimension « culturelle », ceux-ci sont néanmoins jugés assez importants pour mériter de rester visibles).

Lors de la conférence de presse annonçant le projet, la première ministre Pauline Marois se tient fièrement au côté du ministre Drainville devant une affiche ornée du slogan « Nos valeurs, on y croit ! ». Avant même que le projet de loi ne soit envoyé en commission parlementaire, le gouvernement lance une vigoureuse campagne de relations publiques. Le jour même du dévoilement de la Charte, il met en ligne un site web qui propose des vidéos de discours de Drainville, des dépliants à télécharger et des réponses aux questions les plus fréquentes. Dans les grandes villes, des panneaux publicitaires diffusent un message sans équivoque.

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Affiche promotionnelle pour la Charte des valeurs. Placardée partout à Montréal, elle était aussi offerte en téléchargement avec d’autres documents sur un site web exclusivement consacré au projet. En petits caractères, on peut lire cette citation du ministre responsable des Institutions démocratiques et de la Participation citoyenne, Bernard Drainville : « Le temps est venu de nous rassembler autour de nos valeurs communes. Elles définissent ce que nous sommes. Soyons-en fiers. »

L’iconographie utilisée, en revanche, n’est pas très claire. Les slogans superposent la photo d’un mur en pierre de taille grise qui permet de faire diverses associations : l’architecture des églises, les dix commandements gravés dans la pierre ou l’idée voulant que le projet soit déjà définitif et sans appel. Des commentateurs prophétisent avec cynisme que le PQ s’apprête à « frapper un mur » avec ce projet qu’il défend avec tant d’ardeur.

Le slogan « Parce que nos valeurs, on y croit » soulève d’autres questions. Les valeurs de qui ? Celles de tous les Québécois ? Des Québécois d’origine canadienne-française ? Des défenseurs de la laïcité ? En outre, les valeurs sont-elles sacrées au point où l’on ne peut ni les transformer ni les adapter ? L’appellation même de « Charte des valeurs » suscite elle aussi confusion, opposition et railleries, si bien que, au moment de son dépôt officiel à l’Assemblée nationale à titre de projet de loi 60, le document a été renommé Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement. Ce nom est si alambiqué que les opposants au projet continuent de l’appeler « Charte des valeurs » ; ses défenseurs, eux, préfèrent parler de la « Charte de la laïcité » ou tout simplement du « projet de loi 60 ».

Malgré des critiques acerbes formulées par des intellectuels, des organisations de la société civile et de simples citoyens, le projet de loi déposé à l’Assemblée nationale le 7 novembre 2013 est essentiellement identique à sa version préliminaire. Il maintient l’interdiction controversée des signes religieux ostentatoires pour tout employé de l’État et précise que la question du crucifix ne peut être réglée que par un autre vote de l’Assemblée nationale, car la motion de 2008 en vertu de laquelle on a laissé l’objet en place a été adoptée à l’unanimité.

Vu l’opposition suscitée par la première mouture du projet, la plupart des observateurs s’attendaient à ce que le gouvernement en tempère la version officielle, soumise à l’évaluation des parlementaires. Après s’être gardés de commenter le document de travail, des patriarches du PQ, dont les anciens premiers ministres Jacques Parizeau, Lucien Bouchard et Bernard Landry, dénoncent le projet, qu’ils jugent rétrograde et déraisonnablement rigide. À leurs yeux, une telle charte, inspirée du modèle français, n’est guère adaptée au contexte québécois ; ils lui préfèrent le concept de laïcité ouverte proposé dans le rapport Bouchard-Taylor.

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Exemples de signes ostentatoires
que les employés de l’État n’auraient
pas le droit de porter lorsqu’ils sont au travail.

D’autres intellectuels indiquent que le modèle de laïcité préconisé par la Charte est intrinsèquement favorable aux chrétiens, qui ne sont pas tenus de porter des symboles, des vêtements ou d’autres signes religieux, et s’avère injuste envers les gens dont la foi implique d’arborer de tels symboles (comme la kippa pour les juifs pratiquants ou le kirpan pour les sikhs), sans parler de ceux dont les signes religieux marquent l’appartenance à une communauté culturelle donnée. En outre, demandent-ils, pourquoi certaines personnes devraient-elles retirer leurs symboles religieux visibles au nom de la neutralité de l’État alors que le crucifix reste en place à l’Assemblée nationale ?

Le fait que le PQ défende le maintien du crucifix et contredise ainsi les déclarations antérieures de plusieurs de ses anciens chefs étonne bien des gens.

Personnalités publiques, éditorialistes, blogueurs et citoyens ordinaires sont nombreux à dénoncer le double standard manifeste du projet de loi 60. Manifestations et pétitions se succèdent. Selon certains, le gouvernement péquiste, minoritaire, cherche à élargir sa base en mobilisant des électeurs de droite (qui n’ont pas l’habitude de le soutenir puisqu’il est plutôt campé à gauche). Qualifiée de « grand bond en avant » par le PQ, la Charte proposée est une telle source de division que non seulement elle amène les partis politiques à s’affronter au-delà des clivages politiques habituels entre gauche et droite, mais provoque aussi des différends entre voisins et entre parents.

Le projet de charte obtient l’appui de féministes, de groupes LGBT et de la gauche séculariste (bien que certains tempèrent leur soutien par une réserve à propos du crucifix), ainsi que de groupes et d’individus xénophobes qui détestent les immigrants. En flirtant avec cette composante de l’électorat, le PQ s’aliène ses membres et sympathisants modérés, qui quittent le navire en masse. D’autres électeurs les suivront lorsque, quelques mois après le dépôt du projet de loi 60, le parti annoncera la candidature de l’homme d’affaires Pierre Karl Péladeau (surnommé PKP) au poste de député. Pour la gauche et les syndicats, la façon cavalière dont PKP conduit ses affaires et le mépris avec lequel il a l’habitude de traiter les revendications syndicales font de lui un politicien infréquentable. De plus, lorsque lui et Marois décident de parler de souveraineté, le parti perd aussitôt l’appui des électeurs de droite qu’il avait séduits avec son projet de Charte des valeurs (les gens de droite ayant tendance à s’opposer à la souveraineté). En avril 2014, le parti subira sa pire défaite électorale depuis sa fondation en 1968. Marois perdra non seulement son titre de première ministre, mais aussi son siège de députée. Elle démissionnera de son poste de chef du PQ peu de temps après.**

Le débat sur le crucifix a montré que ce symbole revêt une importance qui dépasse le jeu politique. C’est la place du catholicisme et, plus globalement, de la religion dans l’histoire et l’avenir du Québec qui est ici en cause. Moins évident mais tout aussi réel est l’enjeu sémiotique qui consiste à savoir s’il est possible d’atténuer la portée d’un symbole comme le crucifix en lui conférant un statut « patrimonial » ou « culturel » afin de le rendre acceptable aux yeux des défenseurs de la laïcité.

Parce que nos valeurs, on y croit, document d’orientation, gouvernement du Québec, septembre 2013

** Malgré le tollé qu’il a suscité en se déclarant favorable à la souveraineté du Québec (alors que le PQ tentait de minimiser l’importance de cette option dans sa campagne électorale), PKP se proposera comme candidat potentiel au remplacement de Pauline Marois à la tête du parti. Il sera élu chef du PQ le 15 mai 2015, mais démissionnera de son poste le 2 mai 2016 pour des raisons d’ordre familial.

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Jean-Baptiste Décapité, Geneviève Zubrzycki, Les Éditions du Boréal, 292 pages.