Dans cet essai sur le journalisme à l’ère des réseaux sociaux, des fausses nouvelles et de la précarité, Mathieu-Robert Sauvé se demande si les journalistes forment une espèce en voie de disparition et ce qu’on risque en les perdant.

Comme les bélugas du Saint-Laurent, les journalistes sont en voie d’extinction. Si rien n’est fait pour sauver leur habitat, ils vont disparaître comme ont disparu d’autres professionnels : allumeurs de réverbères, télégraphistes, typographes, liftiers…

Il y a bien quelques organisations qui tentent de sonner l’alarme : Reporters sans frontières, le Comité pour la protection des journalistes, la Fédération internationale des journalistes jouent un peu le rôle des groupes écologistes sensibles au sort des cétacés. Leur message ne passe pas. Les journalistes n’ont jamais été si nécessaires qu’aujourd’hui. Pourtant, on les tue, on les enferme, on les musèle, on les intimide ou, tout simplement, on les congédie…

D’après le centre de recherche Pew, aux États-Unis, le quart des emplois de journaliste ont disparu au cours de la dernière décennie, et le déclin est particulièrement marqué dans les quotidiens. Dans les salles de rédaction des journaux américains, on est passé de 71 000 employés à 39 000, soit une baisse de 45 %.

Au Québec, la crise des médias a marqué la profession de diverses manières : l’embauche de journalistes a diminué sans cesse, on en a encouragé beaucoup à prendre leur retraite et on a donné plus de travail à ceux qui étaient demeurés en poste. Un effet non négligeable de cette crise se vit à l’intérieur des salles de rédaction où, pour garder leur emploi, les journalistes ressentent une pression supplémentaire. En d’autres termes, le journaliste de 2020 travaille plus et n’est pas payé davantage. De plus, on s’attend à ce qu’il soit polyvalent et capable de produire tant à l’écrit qu’à l’audiovisuel.

La raison de cette crise est assez simple et facile à comprendre : faute d’attirer les annonceurs qui se tournent plutôt vers les grands réseaux sociaux où ils sont assurés d’une visibilité plus importante que dans les pages des journaux ou même à la télévision, les médias traditionnels voient leurs ressources financières fondre alors que les coûts de production continuent de croître. Les recettes publicitaires des médias imprimés ont baissé de 25 % en cinq ans selon l’Association des journaux canadiens.

Cela se déroule sous les yeux des citoyens sans qu’ils puissent faire grand-chose pour renverser la tendance. D’ailleurs, en auraient-ils envie qu’ils n’auraient pas beaucoup d’options, sauf d’acheter des journaux et de s’abonner aux réseaux d’information et agences de presse qualifiées, ce qu’ils font de moins en moins en vertu de la loi du marché.

Le journaliste, à cause de son sens de la synthèse et de la concision, de son esprit critique et surtout de son adhésion à un encadrement éthique et déontologique, ne peut être incarné que par un homme ou une femme qui ont reçu une formation adéquate. Oui, on compte bien quelques générateurs de textes, mais ils demeurent confinés à des secteurs bien précis de l’activité humaine ; ils sont actuellement limités aux domaines de la finance ou du sport. Des machines peuvent rapporter des résultats de matchs ou des bilans annuels. Mais dans les autocars de campagnes électorales, ce ne sont pas des robots qui interviewent les candidats.

Non pas que le travail du reporter soit particulièrement exigeant. En réalité, il est simple : rapporter les faits. Le vocable « reporter », synonyme de « journaliste », vient d’ailleurs tout banalement du terme anglais reporter (« celui qui fait un rapport, un récit »), un mot lui-même repris de l’ancien français reporteur (« celui qui recueille des informations pour les publier dans un journal »).

Pour de nombreux médias, l’embauche de journalistes représente une dépense de moins en moins justifiable. Des blogueurs capables de générer d’innombrables interactions sur Facebook ou Twitter, ça se trouve par milliers au pays ; pourquoi payer de gros salaires à des professionnels à l’orgueil surdimensionné pour préparer des reportages nuancés, qui coûtent cher à produire et qui n’attirent que peu de lecteurs ? Voilà une question triviale. Embaucher un journaliste, ce n’est guère payant et ça rapporte beaucoup moins d’audience qu’un « influenceur » !

Voilà pourquoi la disparition du reporter dans sa forme la plus authentique est comparable à l’extinction des bélugas du Saint-Laurent. Les cétacés furent longtemps les maîtres des eaux de l’estuaire, avant de décliner pour une raison longtemps restée obscure. Quand on a appris qu’ils étaient menacés, les océanographes ont fait la démonstration que l’industrialisation avait affecté leur écosystème. Pollution, surpêche, pressions diverses sur la niche écologique…

On a bien tenté de mettre en place des mesures de préservation, mais la population de bélugas a continué de décroître.

Lorsqu’ils seront morts, ils ne reviendront plus. Même si, par miracle, on parvenait à restaurer les eaux de l’ère précoloniale. Pour la population québécoise, c’est inquiétant. Le béluga étant une des rares espèces de baleines à dents, il se nourrit de proies plus consistantes que ses cousines à fanons qui avalent des tonnes de krill, mais qui ne touchent pas aux gros poissons.

PHOTO FOURNIE PAR L’ÉDITEUR

Le journaliste béluga

Le journaliste béluga
Mathieu-Robert Sauvé
Leméac, août 2020
204 pages