L’expression « économie de la nature » a surgi dans le vocabulaire des sciences au XVIIIe siècle, bien avant que le néologisme « écologie » ne s’impose à nous. Ce court essai du philosophe québécois Alain Deneault s’emploie à redonner ses droits à l’économie de la nature.

Si le terme « économie » ne s’était pas trouvé dévoyé par d’autoproclamés « économistes », jamais celui d’« écologie » n’aurait eu à s’inventer.

Sous l’écologie, point une économie qui ne dit plus son nom, maintenant que ces économistes ont achevé de la retourner contre elle-même, contre sa polysémie. Plaçant en son cœur la production, la marchandise, la consommation et le capital plutôt que la question des contingences naturelles, la délibération politique qu’elle suscite et les questionnements spirituels qu’elle appelle, le discours hégémonique nous contraint à traiter d’économie pauvrement.

Il y a deux siècles et demi encore, plutôt que d’écologie était-il donc question d’économie : une économie de la nature suffisait à décrire le fait d’un équilibre vivant, mais précaire entre des espèces évoluant dans les écosystèmes. En troquant l’économie pour l’écologie au tournant des XIXe et XXe siècles, à l’aube des bouleversements planétaires provoqués par la révolution industrielle, des scientifiques faisaient alors une concession sémantique majeure à l’ordre dominant : réduire l’économie à la comptabilité et au commerce, et l’écologie à un champ d’études marginal des écosystèmes. Aucun autre mot qu’« économie » n’avait pourtant été requis depuis le XVIIIe siècle pour désigner sensément le fait d’une appartenance commune des espèces – animales et végétales – à des territoires et à leurs climats, les sujets humains y compris. L’ensemble des considérations sur les stratégies vitales d’habitat, d’alimentation et de reproduction ne pouvait alors passer pour autre chose qu’une économie générale. Des référents très différents se rencontraient sous cette appellation d’« économie » et trouvaient en elle leur point focal. Avec la perte de l’acception naturaliste de l’économie, des approches jadis intégrées se sont vues dédoublées. La modernité nous a amenés à parler d’écologie plutôt que d’économie de la nature, en scindant – hélas ! – les considérations sur la nature et celles portant sur l’industrie et le commerce.

Sans cette regrettable dichotomie entre écologie et économie marchande, « économie de la nature » serait l’expression à laquelle on se référerait spontanément encore, en faisant, par exemple, le récit de la réintroduction par les autorités publiques d’une quinzaine de loups dans le parc de Yellowstone, aux États-Unis, en 1995, pour le revivifier. On n’en avait pas vu depuis soixante-dix ans. En particulier les cerfs, qui reconnaissaient en eux leur principal prédateur. Sans lui, ces cervidés en surnombre en étaient venus à se nuire mutuellement, ayant rogné jusqu’à la dernière tige qui pût pousser. Le paysage était devenu lunaire… Fraîchement réintroduits, les loups ont bien entendu trucidé leur lot de cerfs, mais ils les ont surtout tenus en respect. Depuis lors, les cerfs ne fréquentent plus les gorges et les vallées où ils se trouvent vulnérables. La flore y renaît donc, et avec elle la faune. La taille des arbres a quintuplé en six ans, les peupliers et les saules ont réapparu. En quelques années, des forêts entières ont repris leurs droits sur le territoire. Elles attirent conséquemment les oiseaux, puis les castors, dont les barrages génèrent de réels habitats pour les loutres, ragondins et canards. Et ce, sans parler de la multiplication de poissons, reptiles et amphibiens qu’entraîne cette nouvelle conjoncture. Si le cheptel des coyotes diminue également en raison de la présence des loups, cela entraîne en revanche une augmentation saisissante du nombre de lièvres ou de souris, qui attirent à leur tour faucons, belettes, renards et blaireaux, suivis de charognards tels que les corbeaux et les aigles. Il n’en fallait pas davantage pour que les ours interviennent, les baies s’étant remises à pousser dans les arbustes. Même les rivières sont devenues méconnaissables, leur lit se transformant en raison du remblaiement des sols et de la stabilisation des rives par les arbres. Leur courant s’est révélé plus net, formant des canaux et, çà et là, des marais1.

L’économie, en ce sens, consiste en une pensée des relations au vivant. Dans cette organisation générale, la seule arrivée de quelques loups a produit des effets en cascade, difficilement prévisibles, fort peu programmatiques, comptables de rien, mais intuitivement escomptés. Si cette introduction fut le résultat de politiques humaines délibérées, tout comme leur disparition l’était, elle a seulement participé d’un ordre dont les arrangements sont impondérables et inconstants. En revanche, il a suffi récemment, qu’un pêcheur amateur jette négligemment quelques truites dans le lac Yellowstone, par erreur ou dans le but de les voir proliférer, pour que sa proie fragile, la truite fardée, disparaisse, ce qui a eu pour effet, en cascade, d’éloigner du site les balbuzards, pélicans blancs et pygargues à tête blanche, parmi d’autres oiseaux piscivores qui s’en nourrissaient. Leur absence a aussi provoqué sur les rives le départ d’autres prédateurs comme les grizzlis, ours noirs et loutres de rivière. La décimation de la truite fardée a aussi entraîné le développement en surnombre de ses propres proies, de grosses puces d’eau qui dévorent maintenant allègrement des plantes microscopiques2.

L’économie de la nature est une pensée et une conscience de cette souveraineté des rapports. Elle nomme aussi le fait de notre participation à cet ensemble.

1 Dawn Agnos et Chris Agnos, How Wolves Change Rivers, vidéo, Sustainable Human, s. d., entre autres nombreux documentaires sur ce parc national. Lire aussi La réintroduction du loup permet le retour du « peuplier tremble » dans le Yellowstone, Mission pour la science et la technologie de l’ambassade de France aux États-Unis, Washington, 3 août 2007

2 Richard Conniff, « A Chain of Species Destruction at Yellowstone », The New York Times, 13 mai 2019

PHOTO WIKIMEDIA COMMONS

Alain Deneault

L’économie de la nature, Alain Deneault, Lux Éditeur, octobre 2019, 142 pages