Mais comment en est-on arrivé là ?

Pourquoi ce pays paisible, à l’écart des troubles du monde, se trouve-t-il (peut-être) à la veille de tomber dans l’instabilité et les chicanes d’appareils qui résultent des gouvernements minoritaires ?

Comment se fait-il que l’homme qui promettait des « voies ensoleillées » ait assombri l’avenir au point (peut-être) de livrer le pays à un gouvernement conservateur qui sabrera les dépenses publiques, l’aide internationale et les mesures en faveur du climat ?

Comment expliquer que Justin Trudeau soit (peut-être) sur le point de se faire battre par un Andrew Scheer ? Le chef probablement le plus fade de toute l’histoire du Parti conservateur ? Un député qui n’a jamais été ministre durant ses 11 années dans le gouvernement Harper, et dont l’unique titre de gloire est d’avoir présidé aux débats parlementaires ? Un homme qui a mis 10 ans à décrocher un bac et qui n’a jamais occupé un vrai emploi avant d’entrer en politique ? (C’était aussi, faut-il dire, le cas de Justin Trudeau en 2015… mais aujourd’hui, il a au moins l’expérience d’avoir dirigé un gouvernement !)

Mais que s’est-il donc passé pour que Justin Trudeau, qui aurait normalement dû voguer tranquillement vers un deuxième mandat majoritaire comme la plupart de ses prédécesseurs, en ait été réduit cette semaine à quémander l’appui de Barack Obama ?

Interrogés sur l’origine de cette initiative sans précédent, tant M. Trudeau lui-même que les porte-parole d’Obama ont refusé de répondre, ce qui laisse croire que les libéraux eux-mêmes l’ont appelé au secours, au risque d’apparaître franchement désespérés et de se voir accuser de favoriser une intervention étrangère dans les élections canadiennes.

Au départ, Justin Trudeau avait pourtant tout pour lui et les sondages de l’été lui prédisaient une victoire facile. Ce recul hallucinant tient à deux facteurs, l’un qui relève d’événements imprévus, l’autre qui relève de sa propre personnalité.

PHOTO SEAN KILPATRICK, LA PRESSE CANADIENNE

Justin Trudeau, hier, à Whitby, en Ontario

Deux événements, en effet, ont bouleversé l’échiquier : le nouveau chef du NPD s’est avéré plus sympathique et plus habile que prévu. La remontée du NPD risque de priver les libéraux d’une partie des voix de gauche, du moins en Ontario et en Colombie-Britannique.

Les verts ? On pourra compter leurs sièges sur les doigts d’une main, mais grâce aux récentes mobilisations sur le climat, leur pourcentage du vote augmentera – autant de voix perdues ici et là pour le PLC.

Surtout, il y a eu la résurrection du Bloc au Québec. Là même où le PLC comptait compenser les pertes prévues dans l’Ouest et les Prairies en allant chercher une quinzaine de sièges de plus !

Les Québécois francophones ont tendance à voter en bloc (sans jeu de mots) au fédéral. Après des décennies de vote rouge, il y eut la vague Mulroney (1983-1988), la vague orange (2011), puis la vague Trudeau en 2015. Si cette nouvelle vague bleue s’étale, les libéraux sont en danger.

Le méritent-ils ? Non. Certains, aveuglés par la trudeaumanie, attendaient des miracles et croyaient voir pointer une nouvelle ère politique marquée par la transparence absolue, et, bien sûr, leur déception est à la mesure de leur naïveté.

Mais en réalité, le bilan des années Trudeau est plus que passable : une économie en bonne santé, le sauvetage de l’accord de libre-échange, plusieurs mesures progressistes (aide à mourir, cannabis, accueil des réfugiés, aide aux familles), une stratégie équilibrée entre le souci écologiste (la taxe carbone) et la nécessité de vendre le pétrole canadien (l’oléoduc Trans Mountain).

Personne, à part quelques politologues, n’a déchiré sa chemise en voyant s’évaporer la promesse d’un scrutin proportionnel. La politique étrangère a été d’une nullité affligeante, mais ces questions, hélas, sont loin de préoccuper l’électeur moyen.

C’est, en somme, et à comparer avec ce qu’on voit ailleurs, un bilan qui se défend, et les plans à venir étaient frappés de la marque libérale familière à l’électorat canadien : des politiques de centre gauche, peu soucieuses des déficits et tendant à empiéter sur les compétences provinciales, mais quand même flexibles, ouvertes à la négociation ou aux aménagements.

En 2015, le charme naturel de Justin Trudeau a fonctionné. C’était un coup de foudre superficiel, une affaire à fleur de peau. Pour résister à la cohabitation, il aurait fallu qu’apparaisse, derrière l’image, un leader solide, responsable et sérieux. Il fallait de la substance, de l’épaisseur, de la maturité.

Justin Trudeau, malheureusement, s’est piégé lui-même en devenant l’esclave de son image. Il y a eu une accumulation d’erreurs dues à son besoin compulsif de faire des coups d’éclat – comme la constitution d’un Conseil des ministres où les symboles visuels pesaient davantage que la compétence, et dont le point culminant fut de confier la justice à une militante autochtone ombrageuse qui n’avait de la pratique du droit qu’une expérience minimale et qui, une fois privée de son ministère, se vengea de royale façon à travers le Globe and Mail en montant ce qui est devenu l’affaire SNC-Lavalin. Une crise qui a entravé le gouvernement pendant quatre mois et a fait apparaître son chef comme un leader faible et confus.

Autre symptôme de son enfermement dans l’image que lui reflétaient les selfies, son refus systématique d’être interviewé en face à face par des professionnels du journalisme : le premier ministre ne se présentait qu’entouré d’un public sympathique, ce qui le dispensait d’avoir à répondre à des questions précises et d’avoir à développer une pensée personnelle au-delà des généralités qu’il affectionne.

Tout le reste a découlé de l’obsession de l’image et du besoin juvénile d’attirer l’attention – un trait courant chez les acteurs ratés. La manie du déguisement, qui date de loin, comme on l’a vu avec l’histoire du blackface. Les excuses publiques et larmoyantes, mises en scène comme du théâtre didactique. Son étrange propension à l’autoflagellation, qui a atteint un comble lorsque, en s’excusant de son fameux blackface, il a lui-même qualifié son geste de « raciste » – un terrible qualificatif que personne, même pas les leaders « racisés », n’avait utilisé à propos de cette bévue de jeunesse.

Autre trait qui lui aura nui, et pas seulement au Québec : son multiculturalisme excessif et obsessionnel, absolument contraire à celui de son père, pour qui la promotion du multiculturalisme n’était qu’une tactique de façade pour faire passer la loi sur le bilinguisme dans l’ouest du pays. Trudeau fils est passé à un tout autre registre : au nom de la diversité, les institutions fédérales sont maintenant obligées de promouvoir à chaque poste-clé toutes et chacune des minorités à coups de quotas stricts – une approche angélique qui n’est pas un système de gouvernance rationnel.

Pourtant, malgré les faiblesses du gouvernement Trudeau, le Canada est resté pendant quatre ans un pays qu’envie le reste du monde.

C’est un cliché, mais ce n’est pas faux, et le PLC de Justin Trudeau n’est pas étranger à cela. On se prend à penser qu’un second mandat verrait (peut-être) apparaître un Trudeau mûri, plus sûr de lui, plus désireux de gouverner que de séduire.