En fin d’après-midi, le 5 février 1866, après être allée au confessionnal pour se faire pardonner ses (sûrement terribles !) péchés, la Montréalaise Marie-Louise Globensky, 17 ans, s’attarde à l’église pour prier. Elle raconte à son journal intime : 

« La lumière du jour était presque disparue, il n’y avait que quelques personnes, un silence parfait régnait dans ce lieu saint [...]. Je priais et le nom d’A. venait se placer sur ma bouche […]. Je fis cette petite prière : mon Dieu si vous nous appelez tous deux pour être unis ensemble que votre volonté s’accomplisse et que ce soit pour votre plus grande gloire. Après cela, je me sentis plus courageuse. »

Alexandre Lacoste

Amours adolescentes

Marie-Louise Globensky avait fait la rencontre, peu de temps auparavant, du jeune avocat Alexandre Lacoste, un ami de son frère Léon. Depuis, il prenait toute la place dans ses pensées. Son journal, en cet hiver 1866, écrit dans une sorte d’urgence, témoigne de ses sentiments irrépressibles envers le jeune homme.

« Mon Dieu que j’aime Mr A. […] Je l’aime plus que moi-même. »

— Marie-Louise Globensky

Il parle de sa peur qu’il ne l’aime pas ou qu’il en aime une autre. Il nous laisse aussi voir tous les rituels autour des fréquentations des jeunes bourgeois, qui se rencontrent lors de soirées musicales dans des résidences privées. Tard le 6 février, Marie-Louise raconte à son journal : 

« Il est venu me conduire chez moi, c’était une de ces belles soirées, les étoiles brillaient au firmament, la lune faisait paraître magnifique la belle neige sur laquelle nous marchions, et un parfait silence annonçait qu’il était nuit, tout semblait se reposer, nous causions donc sans crainte. Il m’a promis de m’apporter sa photographie. »

Un très petit nombre de journaux de jeunes filles canadiennes-françaises du XIXe siècle sont parvenus jusqu’à nous. Mais ceux qui ont traversé le temps, notamment les journaux de Joséphine Marchand (1861-1925), d’Henriette Dessaulles (1860-1946) et de Marie-Louise Globensky (1849-1919) (toutes membres de l’élite) ont en commun d’accorder une place substantielle aux sentiments amoureux. Des sentiments vécus à travers la double lunette culturelle du romantisme (attirance passionnée sentimentalisée) et du christianisme (le but étant le mariage chrétien et la reproduction).

Pas étonnant que ces jeunes femmes aient laissé couler beaucoup d’encre au sujet de l’amour. À une époque où les femmes mariées étaient des mineures aux yeux de la loi, où les femmes n’avaient accès ni à l’éducation supérieure ni aux professions, et, surtout, où le divorce était impensable et la séparation très compliquée, le choix du mari était une décision susceptible de faire la différence entre une vie heureuse et une existence misérable sur le plan affectif. Certains historiens québécois ont décrit le malheur, pour une femme, d’être mal mariée au XIXe siècle ; une prison dont on ne pouvait pratiquement s’évader qu’à la mort du conjoint.

Amours mûres

Marie-Louise Globensky ne fera pas partie de la vaste cohorte des épouses malheureuses puisqu’Alexandre Lacoste, qu’elle mariera en mai 1866, se révélera un bon mari et un bon père de leurs 13 enfants – dont Marie Gérin-Lajoie, pionnière des droits des femmes et Justine Lacoste-Beaubien, cofondatrice de l’hôpital Sainte-Justine. En effet, si Alexandre Lacoste peut paraître un peu paternaliste aux yeux des chercheurs du XXIe siècle, il sera pour Marie-Louise Globensky, qui n’était pas encline à remettre en question la répartition traditionnelle des rôles, un compagnon aimant et solide.

PHOTO FOURNIE PAR BANQ VIEUX-MONTRÉAL

Marie-Louise Globensky

Leur vie de couple se vivra souvent à distance, alors que le juge et bientôt sénateur Lacoste sera appelé à travailler à Québec, à Ottawa et à Londres. Sa femme l’accompagnera parfois. Dans des lettres d’Europe écrites par Marie-Louise à sa fille Marie en 1888, on devine la complicité des époux : « Ce voyage […] est délicieux mais aussi très fatigant, surtout pour moi qui n’ai pas ma vigueur de dix-huit ans, cependant ton papa trouve que ça va bien et veut encore que nous ayons toute l’illusion des jeunes mariés. »

À mesure qu’ils vieillissent, le plaisir d’être ensemble des époux Lacoste reste intact, du moins selon ce qu’en laisse voir Marie-Louise à plusieurs endroits dans son journal. Le 24 décembre 1915, après la messe de Noël, la femme de 66 ans écrit : 

« Au retour [de la messe], mon mari et moi avons pris ensemble un petit goûter nous rappelant les années passées où la grande table s’entourait de tous nos enfants au réveillon de Noël. Maintenant il faut vivre de souvenirs, heureux encore de nous retrouver ensemble tous les deux. »

Quand on observe leur amour, on remarque qu’il a été vécu du début à la fin sous le regard de Dieu, que la diariste a remercié le 12 janvier 1919 (quelques mois avant de mourir) : 

« Ce matin je vais à la basse-messe avec mon cher mari qui a aujourd’hui 77 ans, nous avons le bonheur de communier ensemble. Que Dieu soit loué de notre bonheur et qu’il lui plaise de le continuer longtemps encore. »

Et l’on ne peut s’empêcher de penser que si le sentiment amoureux n’a pas tellement changé entre le XIXe siècle et aujourd’hui, les normes, rituels, pratiques et croyances qui l’entourent ont subi toute une révolution ! Pour le meilleur et pour le pire…

* Le journal intime de Marie-Louise Globensky peut être consulté à BAnQ Vieux-Montréal.

Série Amours d’antan

Jeudi 26 décembre
L’amour au temps de la bourgeoisie catholique

Vendredi 27 décembre
1845 : les tourments d’un journal intime

Samedi 28 décembre
Mange, paie, aime

Dimanche 29 décembre
1890 : le langage de l’amour de Mlle Nitouche

Lundi 30 décembre
Cher bonheur conjugal…

Mardi 31 décembre
L’amour, un piège pour les femmes ?