Il y en a qui font du «binge watching» et avalent des heures de séries télé chaque soir et les fins de semaine; d'autres sont tellement accros à la course à pied qu'ils font deux sorties par jour; d'autres encore passent des heures sur Facebook avec leurs «amis».

Chacun son passe-temps. Pour Philippe Fournier, ce sont les chiffres des sondages politiques, les résultats de vote et le redécoupage de circonscriptions, des centaines de données qu'il ingurgite (en fait, c'est son ordinateur qui les bouffe) pour tenter de comprendre et prévoir les mouvements électoraux et le paysage politique. C'est à croire qu'il mange des stats, le matin, avec ses céréales.

Ce jeune professeur de physique du cégep de Saint-Laurent a étudié en astrophysique, mais pour ce qui est de la politique, il a les deux pieds fermement posés sur terre. À partir de rien, il a bâti un modèle statistique de projection électorale et lancé le site Qc125.com, qui vous guidera en un clic vers son blogue, sa page Facebook et son compte Twitter.

«Comme astrophysicien, j'ai toujours fait de la recherche, j'ai également monté des cours de physique au cégep, mais j'ai aussi toujours fait des jeux vidéo et de la programmation», explique M. Fournier, assis derrière son inséparable ordinateur portable.

Sauf erreur, il s'agirait du premier site ou blogue du genre exclusivement québécois et son entrée en scène n'est pas passée inaperçue, en particulier dans le monde politique québécois, comme en témoigne la liste de ses abonnés qui grossit sans cesse. En quelques semaines à peine, plus d'un millier de personnes sont devenues «amis» de sa page Facebook et son compte Twitter croît à bon rythme, pour un nouvel acteur inconnu au bataillon jusqu'ici.

«La réponse est vraiment bonne, mieux que je ne l'aurais pensé», dit-il.

«Je peux te dire aussi que presque tous les partis politiques du Québec m'ont approché pour me parler de Qc125 et pour en savoir plus sur mon code, mais je le garde pour moi. Pas question de le divulguer!» - Philippe Fournier

À l'aide des sondages déjà publiés et des résultats électoraux lors des élections passées, M. Fournier empile les statistiques et les entre dans son modèle, en tenant compte aussi du poids des partis politiques dans chaque région ou circonscription pour pondérer les résultats. Cela donne des résultats simulés avec le nombre de sièges à chaque parti, d'où l'intérêt de son site.

Les firmes de sondage aussi le font, quoique rarement, parce qu'il faut mettre beaucoup de temps pour arriver à des projections qui seront nécessairement disputées sur la place publique.

Du temps, le créateur de Qc125 en met beaucoup dans ses simulations, ce qui lui permet aussi de raffiner son code et d'accélérer le traitement des données. «Des fois, je peux faire jusqu'à 1000 simulations avant d'utiliser les résultats dans mon blogue», dit-il en sirotant une stout dans une microbrasserie de Rosemont.

En plus de la répartition des 125 sièges, le modèle statistique de simulation permet d'établir la probabilité de gagner des partis pour chaque circonscription et, de là, les élections générales.

Dans une entrée de blogue récente, M. Fournier établissait la liste des châteaux forts des quatre principaux partis, soit les circonscriptions où leurs chances de l'emporter sont de 90% et plus. Dans cette simulation, le PLQ en compte 28, le PQ 18, la CAQ 10 et QS 2.

Mais la vraie bataille électorale, c'est plutôt dans les circonscriptions «pivots» (comme aux USA, les fameux swing states) qu'elle se joue, et Philippe Fournier, dans une autre entrée de blogue, estimait celles-ci à 45 (le PLQ détient en ce moment 28 de ceux-ci, la CAQ 10, le PQ 7 et une seule pour QS - Sainte-Marie-Saint-Jacques, un moment appelée à disparaître).

Le redécoupage de la carte électorale et l'entrée en scène de nouveaux partis (comme Citoyens au pouvoir, de Bernard Gauthier) peuvent influencer les résultats localement. Par exemple, on a beaucoup parlé de la disparition possible de Sainte-Marie-Saint-Jacques (SMSJ), mais une simulation des résultats en tenant compte des nouvelles limites de la circonscription voisine, Hochelaga-Maisonneuve (qui aurait grugé quelques rues de SMSJ), permet de constater que QS aurait été en bonne position pour chasser le PQ aux prochaines élections.

Avec du recul, en compilant les données des dernières élections générales, Qc125 dresse un portrait plus général des tendances électorales au Québec.

Un exemple : aux élections de 2012, le PLQ a reculé dans 124 circonscriptions (sur 125) par rapport à son score de 2008. Moins de deux ans plus tard, en avril 2014, le PLQ a remonté dans 124 circonscriptions, alors que le PQ perdait des plumes dans 123 circonscriptions par rapport à 2012. Voilà qui confirme l'impression que les Québécois suivent la vague et qu'ils ont des sautes d'humeur électorales.

Philippe Fournier ne sait pas trop où cette expérience le mènera, mais il tient mordicus à trois principes : la rigueur scientifique de ses prédictions, une présentation soignée avec des textes simples et des graphiques clairs et la neutralité politique dans ses analyses.

Nouveau venu dans le paysage politico-médiatique, notre prof de cégep constate que les partisans des partis politiques, eux, ne s'embarrassent pas trop du principe de neutralité. Ni de ceux de politesse et de bienséance. «Je n'en reviens pas de la virulence des attaques sur les réseaux sociaux, lâche-t-il, visiblement dégoûté. Je suis nouveau sur ces réseaux. Je fais bien attention de m'en tenir aux faits et aux données dans mes blogues, et je me fais rentrer dedans ! Je ne sais pas comment vous faites dans les grands médias pour supporter ça...»

La partisanerie exacerbée à un niveau quasi religieux, Philippe Fournier va devoir s'y faire. De même qu'à un autre phénomène bien de notre époque, les « faits alternatifs », une hérésie pour un scientifique qui ne jure que par la pureté des chiffres.

GADGET OU OUTIL UTILE?

Les sondages n'ont pas bonne presse ces années-ci, et on pourrait penser que les modèles statistiques qui s'en inspirent sont, d'emblée, discrédités.

«En fait, les sondages ne sont pas mauvais, dit Philippe Fournier. J'ai fait des simulations avec les sondages préélectoraux passés et on arrive pile sur le résultat en nombre de sièges. Cela s'explique, notamment, par les disparités régionales, par les distorsions du système électoral ou par la "prime à l'urne" d'un parti.»

En ce sens, des sites comme QC125 deviennent des compléments intéressants aux sondages, qui prennent une photo satellite sans nécessairement expliquer tout le système climatique électoral ni prédire le résultat.

Aux États-Unis et au Canada, il existe de tels sites, dont les plus connus sont FiveThrityEight (538, pour le nombre de sièges au Congrès), ThreeHundredEight (308, comme l'ancien nombre de sièges aux Communes, maintenant passé à 338) et Too Close to Call (allez jeter un oeil sur la guerre de tranchées en Colombie-Britannique!).

Éric Grenier, fondateur de ThreeHundredEight, ne croit pas à la rentabilité de ces sites au Canada, parce que le marché est trop restreint et parce que le calendrier politique est moins intense qu'aux États-Unis, mais il pense qu'ils donnent un outil de plus pour comprendre les mouvements de l'électorat.