Logé dans une rue piétonne à quelques pas des grands musées londoniens, le restaurant affiche un nom français : Pain Quotidien. Ses employés, eux, sont italiens, espagnols, polonais. À l'exception du gérant, il n'y a pas un seul Britannique.

Ewa Lapuc y sert cafés, salades et tartines depuis quatre ans. Mais c'est en 1999, bien avant que son pays, la Pologne, n'adhère à l'Union européenne (UE), que la jeune femme a fait ses premiers pas à Londres.

À l'époque, elle avait 21 ans et elle travaillait au noir. À chaque retour en Pologne, elle craignait de ne plus pouvoir retourner en Angleterre.

Puis, il y a eu 2004. Comme sept autres pays d'Europe centrale, la Pologne a rejoint les rangs de l'Union européenne.

L'Irlande et la Grande-Bretagne ont été les premières à ouvrir leurs bras aux milliers de jeunes venus de l'Est pour améliorer leur sort. Pour Ewa, tout a changé : elle a pu travailler en toute légalité, payer ses impôts et bénéficier des mêmes services que ses voisins britanniques, y compris l'accès aux soins médicaux.

Mais aujourd'hui, Ewa se demande si sa bulle britannique n'est pas sur le point d'éclater. Qu'arrivera-t-il si jamais, demain, les électeurs devaient décider de claquer la porte de l'UE ? Pourra-t-elle garder son droit de résidence ? Ou sera-t-elle de nouveau éjectée dans l'illégalité ?

GRANDE INCONNUE

Environ 2 millions de citoyens d'autres pays de l'UE vivent et travaillent en Grande-Bretagne. Parmi eux, un demi-million de Polonais, qui forment aujourd'hui le deuxième groupe d'étrangers en importance au Royaume-Uni, après les Indiens.

Ils sont partout : dans les magasins, les pubs, les usines, les hôpitaux. Un nombre similaire de Britanniques habitent l'Espagne, le Portugal ou la France. Ils n'ont pas besoin de titres de séjour, de visas ou de permis de travail. Ils ont accès aux mêmes services sociaux que les « autochtones ».

À l'approche du vote crucial de demain, le niveau d'anxiété monte chez ces « expats ». Qu'est-ce qui les attend en cas de Brexit ? Perdront-ils leurs droits ? Devront-ils plier bagage ?

Personne n'a de réponse à ces questions. Aucun pays n'a encore quitté l'UE et la seule règle connue régissant les éventuels divorces, c'est l'article 50 du Traité sur l'Union européenne qui prévoit une période de transition de deux ans pour négocier les conditions de la rupture. Tout le reste est à inventer.

CASSE-TÊTE

Ce qui est sûr, c'est que le départ de ces centaines de milliers de travailleurs poserait un gros casse-tête aux entreprises qui les emploient. Prenez Estera Kwasniewska, qui a été la première de sa famille, à tout juste 18 ans, à faire le saut vers la Grande-Bretagne. C'était en 2009. « Le lendemain de mon arrivée, j'avais un boulot. »

La jeune Polonaise travaille dans une entreprise de recyclage de Hartelpool, à trois heures de la capitale. La boîte emploie 200 personnes, dont environ 80 % de Polonais. Estera occupe aujourd'hui un poste d'interprète entre ses compatriotes et la direction de J & B Recycling.

Ses collègues se demandent tous ce qui leur arrivera si le référendum tourne en faveur du Brexit. Pour Estera, pas question de rentrer en Pologne. Sa vie est en Angleterre. Elle a eu un enfant. Avec le temps, sa mère et ses frères sont venus la rejoindre.

Alors, elle envisage de réclamer la citoyenneté britannique, au cas où. Elle n'est pas la seule : selon le Daily Mail, le nombre de Polonais qui ont fait la demande de naturalisation en Grande-Bretagne a augmenté de 1200 % en cinq ans ! Une façon de parer les coups, en cas de Brexit.

Comment la direction de J & B Recycling réagit-elle à la perspective d'une rupture de liens avec l'UE ? « Nos patrons ne veulent pas en discuter, ils disent qu'arrivera ce qui arrivera. Mais nous en parlons beaucoup, entre nous. Il y a beaucoup d'inquiétude. En même temps, l'entreprise ne pourrait pas survivre sans ses employés polonais... »

Paradoxalement, cet afflux massif de Polonais, de Bulgares et de Roumains nourrit le discours anti-immigrants de la campagne pro-Brexit. Les partisans d'une sortie de l'Europe leur reprochent de vivre des subsides de l'État, de faire pression sur le filet social britannique.

Selon lui, les migrants européens sont plus nombreux à travailler et à ne pas recevoir d'allocations gouvernementales que les Britanniques. Autrement dit, ils injectent plus d'argent dans les coffres de l'État qu'ils n'en reçoivent.

COMME UN ANGLAIS EN EUROPE

Adrian Favell ne croit pas que les 500 000 Polonais résidant en Grande-Bretagne seront du jour au lendemain renvoyés chez eux, après un vote favorable au Brexit. Mais il y aura peut-être des restrictions sur les nouvelles arrivées, des contrôles aux frontières, des droits revus à la baisse.

La seule chose qui est sûre, selon lui, c'est que toutes les nouvelles restrictions seront répliquées... dans le reste de l'UE, contre les citoyens britanniques.

Et ils sont nombreux à s'inquiéter de ce qui les attend en cas de Brexit. Prenez Alex MacCormick, une artiste britannique établie depuis une quinzaine d'années dans un village du Languedoc, en France. « L'idée du Brexit me terrifie, et c'est sûr que ça risque de nous affecter. Est-ce que nous pourrons garder accès au système de santé français, par exemple ? », se demande-t-elle. Peut-être que oui, si les Européens en Grande-Bretagne peuvent garder le leur...

Mais au-delà des pertes et bénéfices individuels, c'est toute l'idée d'une Europe sans frontières qui lui paraît menacée. « Nous sommes européens, nous voulons faire partie d'une grande communauté. »

« Je suis inquiète », confie Iza, une Polonaise de 34 ans qui travaille dans un restaurant de fish and chips à Clayton-on-Sea.

« Après la Grande-Bretagne, d'autres pays pourraient quitter l'UE. Peut-être même la Pologne. Ce serait tragique. Après, ce sera chacun pour soi... »