Un audacieux projet de réaménagement du site de Radio-Canada auquel des années de travail et des millions de dollars ont été consacrés sera mis à la poubelle dans quelques jours... à moins que la ministre Mélanie Joly n'intervienne. Il est minuit moins une, explique notre chroniqueur François Cardinal.

Madame la Ministre du Patrimoine,

Je vous sais très intéressée par le processus de déménagement de Radio-Canada. Un processus qui vise à vendre la grande tour et redéployer ailleurs les services du diffuseur, possiblement au centre-ville.

Ce processus, on vous le présente comme inévitable. Mais me permettez-vous d'attirer votre attention sur un projet alternatif, beaucoup plus intéressant à mon avis, qu'on semble avoir balayé sous le tapis ?

Un projet qui a nécessité quelques millions d'investissement et des années de travail. Un projet audacieux, qui se ferait au bénéfice du quartier, de Montréal et de la société d'État. Un projet, en plus, qui s'autofinançait à 100 %.

Or ce beau projet qui n'a que quelques années, Radio-Canada s'apprête à l'enterrer. Et vous seule pouvez l'en empêcher.

Sachez cependant qu'il est minuit moins une. Car une fois les offres formellement déposées, probablement dans les prochains jours, il sera beaucoup plus coûteux de reculer. Une fois le doigt dans le tordeur, il sera plus difficile de ranimer un projet autrement plus responsable que cette fuite en avant qu'on propose aujourd'hui.

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Je vous invite, madame la ministre, à demander la clé des bureaux du B1, un étage abandonné de la grande tour. C'est là que Radio-Canada a « oublié » la superbe maquette de ce projet issu de huit ans de travail.

Huit ans pendant lesquels le diffuseur a produit un nombre incalculable de scénarios... dont aucun ne prévoyait un départ du site.

Je présume que vos cahiers de breffage contiennent ces détails, mais je les résume au cas. De 2001 à 2005, des bureaux d'architectes ont pondu des dizaines de scénarios, mais il était difficile de les rentabiliser en raison d'une réglementation municipale restrictive. Réglementation qui a heureusement changé en 2005, ce qui a permis à Radio-Canada de pondre un plan solide et rentable en 2007.

Signé par la firme Daoust Lestage, ce « plan directeur » audacieux permet trois choses : 1) intégrer enfin le site au quartier résidentiel, 2) construire des logements sur les stationnements, et 3) permettre à Radio-Canada de rester sur place... tout en vendant la tour.

C'est un compromis idéal, vous ne trouvez pas ? La société se débarrasse de l'immeuble vétuste de 25 étages, mais elle garde une partie des espaces techniques qui se trouvent dans les basilaires et les étages inférieurs.

Radio-Canada conserve ainsi le Centre de l'information (aménagé en 2001) et la plupart des studios télé et radio (dont certains viennent d'être rénovés). Mais elle tire profit de la vente de ses espaces superflus, notamment la tour qu'un promoteur pourrait facilement convertir en condos. Après tout, elle offre la même superficie de plancher que les immeubles qu'on érige actuellement au centre-ville.

Quant aux employés administratifs, ils sont simplement logés dans un nouveau bâtiment aménagé devant la tour. Bâtiment qui s'intègre aux bâtisses résidentielles que le privé construit sur les immenses stationnements, aussi vendus par Radio-Canada.

On maximise ainsi la densification du site, tout en profitant du magnétisme du diffuseur et de ses 3000 employés. On poursuit la grille de rues pour retisser le quartier, tout en ajoutant des places publiques généreuses dans l'axe de la rue De La Gauchetière. On multiple les commerces, condos et logements sociaux, tout en verdissant le site.

Bref, on efface l'affront infligé au Faubourg à m'lasse en faisant du quartier la porte d'entrée est du centre-ville... plutôt que de l'abandonner à son sort.

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On s'est ému du sort du costumier avec raison, l'an dernier. Mais ce n'est rien, Madame la Ministre, en comparaison de ce que Radio-Canada laisserait derrière elle en s'installant à la Place Bonaventure ou ailleurs au centre-ville.

Je pense à la superbe salle de nouvelles, aux salles de montage, au mythique studio 42, mais aussi à la galerie des câbles, aux studios flambant neufs de sous-titrage, aux salles de serveurs toutes récentes, aux antennes satellites, aux énormes génératrices qui permettent de diffuser en cas de force majeure.

Autant d'espaces et d'équipements qui constituent le patrimoine de Radio-Canada, qu'elle ne pourra se payer ailleurs, et qu'on transformera en stationnement si le diffuseur déguerpit comme une société minière qui a fini d'exploiter son site.

Voilà le génie du projet : conserver ce qui doit l'être sur le site, tout en se débarrassant du superflu pour financer 100 % de son réaménagement.

On peut s'interroger sur certains aspects du projet, mais il est difficile de voir comment on pourrait mieux connecter au quartier le site, la tour et les basilaires. Difficile aussi de voir comment un promoteur privé pourrait mieux faire qu'une organisation publique qui a non seulement les reins solides, mais aussi l'appui du quartier.

D'ailleurs, vous qui êtes sensible à l'acceptabilité sociale, il ne vous aura pas échappé que le processus en cours est opaque et expéditif, alors que le projet précédent se démarquait par sa transparence exemplaire.

Tout le monde et son voisin ont été consultés. En plus des portes ouvertes, des présentations publiques et du comité-conseil auquel siégeaient des résidants du quartier, le plan a eu droit à une analyse poussée devant l'Office de consultation publique, qui a salué avec enthousiasme le projet en 2009. Un règlement particulier d'urbanisme a ensuite été adopté formellement par l'arrondissement.

Et tout ce travail, Radio-Canada est prête à le jeter aux poubelles ? Pour aller payer au centre-ville, chaque année, une dizaine de millions de dollars en loyer et en frais d'amélioration locative ? Alors qu'il suffirait de réviser le projet en fonction des besoins actuels du diffuseur pour que cet argent serve plutôt à moderniser son site actuel ?

Il me semble que tout cela mérite une attention soutenue de votre part. Il me semble qu'à tout le moins, une suspension temporaire du processus de vente et de déménagement s'impose avant que le projet de Daoust Lestage soit enterré pour de bon.

LA RÉPONSE DE RADIO-CANADA

J'ai demandé à Radio-Canada pourquoi elle avait laissé tomber ce projet prometteur. Voici sa réponse.

« Le plan directeur de Daoust Lestage remonte à 2006, note Marc Pichette, porte-parole. En 10 ans, plusieurs facteurs externes et internes sont intervenus qui ont mené le diffuseur public à revoir ses besoins. On pense à la récession de 2008 qui a eu un impact important dans le marché, aux compressions budgétaires ayant mené à des réductions d'effectifs, à l'avènement du numérique qui a bouleversé l'univers médiatique et l'environnement technologique qui commande de nouvelles façons de faire. Le plan de Daoust Lestage prévoyait des installations de plus de 1,3 million de pi2 alors que nos besoins sont maintenant d'environ 400 000 pi2. »

Les grands dérangements

L'ancien Faubourg à m'lasse n'a pas été épargné par les urbanistes. Quatre grandes « rénovations urbaines » ont dépeuplé le quartier en 100 ans.

- La construction du pont Jacques-Cartier, dans les années 20, s'est soldée par la disparition de quelque 400 logements.

- La transformation de la rue Dorchester en boulevard urbain en 1955 (aujourd'hui boulevard René-Lévesque) a éliminé 750 logements.

- La construction de la Maison de Radio-Canada, entre 1963 et 1973, a provoqué l'expropriation et la démolition de 262 immeubles, totalisant 778 logements.

- Le creusement de l'autoroute Ville-Marie, en 1982, a fait disparaître 250 logements.