Il y a 10 ans, le manifeste intitulé Pour un Québec lucide servait un électrochoc à la société québécoise. Ses signataires, de divers horizons politiques, répondant à l'initiative de Lucien Bouchard, affirmaient que le Québec allait frapper un mur s'il n'acceptait pas des changements radicaux dans ses façons de faire.

L'avertissement a-t-il été entendu ? En partie. Plusieurs préoccupations des lucides sont maintenant partagées par un grand nombre de Québécois, ce que montre un sondage CROP-La Presse publié lundi : 75 % des répondants s'inquiètent de la dette publique, et 52 % d'entre eux estiment que l'État vit au-dessus de ses moyens. Mais les Québécois ne sont pas d'accord avec les solutions que proposaient les lucides pour régler ces problèmes, par exemple le dégel des droits de scolarité ou la hausse des tarifs d'électricité.

Mais plus profondément, il faut se demander si le Québec a fait des progrès pour résoudre le problème de fond que le manifeste mettait en relief, à l'origine de la crise des finances publiques : l'incapacité de la société québécoise de faire une adéquation entre ses aspirations et ses ressources.

Je n'ai pas été un signataire de ce manifeste. Mais je m'étais engagé, au même moment, dans une démarche parallèle, en publiant un essai, dont le titre était sulfureux à l'époque : Éloge de la richesse. Et j'ai cru un moment que la convergence des idées, celles du manifeste, celles de mon livre et celles du changement dans le discours de la plupart des politiciens, annonçait un virage. Il n'a pas eu lieu.

Avec l'avantage du recul, on peut dire que les lucides avaient bien involontairement commis une erreur en n'insistant pas assez sur le fait que leurs propositions, avec leurs accents d'austérité, ne cherchaient pas à remettre en cause les réalisations du Québec sur le chemin du progrès social, mais bien au contraire à assurer leur pérennité.

Ces omissions ont ouvert la porte à un autre manifeste, celui des solidaires, qui a contribué à ancrer l'idée que la lucidité et la solidarité étaient antinomiques. Nous sommes toujours prisonniers de cette opposition artificielle. On le voit avec notre sondage où 69 % des répondants se disent davantage solidaires, contre 31 % qui se disent davantage lucides, un résultat étonnant quand on se souvient que 64,57 % d'entre eux ont appuyé en avril 2014 deux partis qui se réclamaient très clairement des thèses dites lucides.

Cela montre à quel point le problème de fond à l'origine de la crise permanente de l'État est toujours bien présent, que l'on peut décrire comme la grande difficulté des Québécois de concilier leur cerveau gauche et leur cerveau droit. De ne pas avoir réussi, comme l'ont fait les pays scandinaves, à accepter que le pragmatisme n'est pas un ennemi du progrès social.

Ce débat, ne l'oublions pas, comporte deux pôles. Le problème du Québec n'est pas que l'État est trop généreux, mais plutôt qu'il est trop généreux pour les ressources dont il dispose, d'où l'endettement, le fardeau fiscal élevé, le déséquilibre constant des dépenses publiques. L'autre pôle, et donc aussi l'autre piste de solution, c'est la capacité de créer de la richesse, pour se donner plus de moyens.

Là non plus, nous n'avons pas fait de progrès. On le voit entre autres avec le niveau de vie, le PIB par habitant. Ce n'est pas une mesure de bonheur, mais bien davantage un indicateur de performance économique qui décrit la capacité d'une société de croître, de générer des salaires, des profits, des revenus fiscaux.

Dans mon essai, je montrais que le Québec, pour son niveau de vie, était parmi les derniers en Amérique du Nord en 2003, derrière la majorité des sociétés avancées. C'est toujours vrai. Selon l'Institut de la statistique du Québec, en 2013, le Québec était 27e au monde, devant l'Italie, l'Espagne et la Nouvelle-Zélande, mais derrière tous les autres pays avancés, et même sous la moyenne de l'OCDE. En une décennie, le Québec aurait pu se ressaisir et rattraper les autres. Il ne l'a pas fait, et son problème reste entier.