Trois semaines de reportages en Allemagne, en France et en Croatie sur l'actuelle crise des réfugiés m'ont laissé la tête pleine d'images, d'histoires de vie et de questions soulevées, notamment, par des lecteurs de ce journal.

Par exemple, celle-ci: Pourquoi ne voit-on que des hommes parmi les réfugiés? Où sont donc les femmes et les enfants?

Eh bien, les femmes et les enfants sont bien là, et leur nombre augmente. D'après l'UNICEF, le tiers des demandeurs d'asile qui ont emprunté ces derniers mois la route vers l'Allemagne sont des femmes et des enfants. Selon l'estimation de Matthias Novak, un des responsables de l'accueil des réfugiés à Berlin, la moitié des nouveaux arrivants sont des familles avec de jeunes enfants.

Et puis, petite nuance: plusieurs de ces hommes que j'ai vus traverser le champ de maïs, entre la Serbie et la Croatie, ou attendre un improbable train à la gare de Tovarnik, sont en réalité des gamins à peine sortis de l'enfance.

Comme ces trois cousins croisés au camp de transit d'Opatovac, en Croatie. Mosab, Mohamed, et un autre Mohamed. Âge: 18, 18 et 16 ans. Ils viennent d'Idlib et de Hama, deux villes syriennes dévastées par la guerre. Ils voyagent ensemble, ils veulent étudier, mener une vie « normale ».

Mosab a dessiné dans mon carnet de notes le bateau dans lequel ils ont fait la traversée entre la Turquie et la Grèce. « Tu vois, la longueur: 7 m. Et la largeur: 2 m. »

Ils étaient 60 dans le bateau, forcément, il a calé. Dans l'eau, Mosab a pris un des Mohamed sur son dos. Jusqu'à ce qu'ils soient repêchés par des journalistes...

Je pense aussi à Lina, 18 ans, qui avait fait le voyage avec son père jusqu'à Berlin. Sa mère avait peur de la traversée, plus encore que de la guerre. Elle est restée à Alep. À force de voir les dizaines de milliers de réfugiés cheminer vers le nord, on oublie parfois tout le courage qu'il leur a fallu pour aller au bout de l'odyssée.

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Certains hommes se lancent - littéralement - à l'eau après avoir épuisé toutes les autres options. Et ils espèrent que leur femme et leurs enfants pourront les rejoindre plus tard, en toute sécurité.

C'est le cas de Wahid, un bijoutier de 37 ans, originaire d'Alep. Quand sa ville est devenue invivable, il est parti pour Tartous, avec femme et enfant. Cette ville côtière syrienne a été relativement épargnée par les combats. Mais il n'y a pas de travail, pas d'argent, pas d'avenir.

Wahib a fait une demande d'immigration au Canada. Un an et demi plus tard, c'est le silence. Il s'est résolu à prendre la route, avec des copains. Pour éviter la périlleuse traversée, ils ont acheté de faux passeports italiens. Prix : 5000 $ l'unité. Une partie du groupe a réussi à prendre l'avion. Pas Wahid. Donc ç'a été la Turquie, la plage, le bateau, la Grèce...

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Ils ne sont pas un peu riches, ces réfugiés, pour pouvoir payer d'aussi grosses sommes et voyager avec des téléphones intelligents? demandent quelques lecteurs.

Réglons immédiatement le cas des téléphones cellulaires: en 2015, c'est loin d'être un luxe. C'est, en fait, le seul moyen de retrouver nos proches qui pourraient s'être égarés en chemin. Et aussi, de donner des nouvelles à la famille restée derrière.

Par ailleurs, oui, c'est vrai, dans cette vague de réfugiés il y a des gens éduqués, bien nantis. Ils ne sont pas partis parce qu'ils étaient pauvres, mais pour sauver leur peau.

Prenez Rasha, une Irakienne de Bagdad rencontrée à Tovarnik, en Croatie. Elle venait de passer la nuit dans une tente, sous la pluie. Il pleuvait toujours quand Rasha m'a raconté avoir attendu aussi longtemps que possible avant de se lancer sur la route, avec son mari, leurs quatre enfants et une autre famille de quatre enfants.

Rasha et son mari avaient une agence immobilière et vivaient très bien, merci. « J'ai un Landcruiser 2013 », dit Rasha, brandissant cette possession comme une preuve de son statut social perdu.

Son fils aîné s'appelle Moustapha, il a 9 ans. Le cadet est un bébé de 3 mois. Le jour où elle a quitté l'hôpital avec le nouveau-né, un missile a frappé l'immeuble. Pour Rasha, c'était le missile de trop.

Ils s'y sont pris à 10 fois avant de réussir leur traversée vers la Grèce. « On allait à la plage, mais on n'arrivait pas à monter dans un bateau. » Les deux fois où ils y sont parvenus, le bateau a calé. Une fois, Moustapha est tombé à l'eau. En y repensant, Moustapha a encore les jambes toutes molles.

La 10e fois a été la bonne. Au cas où vous vous poseriez la question: oui, Rasha a un téléphone cellulaire. Et aussi un Landcruiser 2013. Abandonné à Bagdad.

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Autre question: Pourquoi les réfugiés veulent-ils tous aller en Europe? Pourquoi ne vont-ils pas dans un autre pays arabe? Je rappelle que près de 2 millions de réfugiés syriens, prédominants dans le flot migratoire actuel, vivent au Liban et en Jordanie. Un autre 2 millions a atterri en Turquie. Bref, le fardeau de l'asile repose essentiellement sur les épaules de pays limitrophes de la Syrie.

Et ces pays sont en train de craquer sous la pression. C'est ce qui explique, en partie, que tant d'exilés se soient lancés au cours des derniers mois vers l'Europe: leurs perspectives de trouver une vie normale dans ces États voisins s'étiolent, à mesure que la guerre qui engloutit leur pays s'intensifie.

Ces derniers temps, le Programme alimentaire mondial avait dû réduire les portions distribuées aux réfugiés syriens à... moins de 14 $ par semaine. Des dizaines de milliers d'autres ont été carrément exclus du programme. Une raison parmi d'autres de mettre le cap sur l'Europe.

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Je vous laisse sur une dernière image, celle de Rogina, chrétienne d'Iran, et de sa fille Sarah, 14 ans. Assises sous un arbre, en face du ministère des Affaires sociales, à Berlin, elles attendaient d'être conduites « quelque part ». Elles ignoraient où.

Indifférente à ce qui se passait autour d'elle, Sarah dessinait dans un cahier. Des visages, surtout. En l'observant, tout à coup, j'ai vu ma mère. Elle avait 9 ans quand elle a fui la Pologne, trois mois après l'invasion nazie. Et 11 ans quand elle a dû repartir à nouveau, pour fuir Vilnius, en Lituanie, où sa famille avait trouvé un asile temporaire. Une fuite dangereuse, sans destination claire, devant l'avancée des troupes allemandes. Ils auraient attendu une journée de plus, et vous ne me liriez probablement pas aujourd'hui: les Juifs de Vilnius ont été pratiquement tous exterminés.

Décisions déchirantes, cruciales: partir ou pas? Et si oui, quand? Vers où? Quel train? Quel bateau? Avec quel argent? En regardant Sarah dessiner dans son cahier, en voyant des centaines de réfugiés trimballer leurs sacs au milieu d'un champ de maïs, avec les enfants qui trottinent derrière eux, je ne pouvais m'empêcher d'imaginer ma maman, emportée, il y a plus de 70 ans, dans le tourbillon d'un tout autre exode.

Si je vous en parle aujourd'hui, c'est pour rappeler que ces centaines de milliers d'êtres humains en fuite ne forment pas des foules anonymes. Ils ont tous un nom, une histoire, des rêves, des déceptions, des projets. Et la vaste majorité auraient préféré poursuivre tranquillement leur vie chez eux, à la maison.

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Permettez-moi une petite plogue. Ma maman a raconté son histoire d'exil dans un livre: Quand les grands jouaient à la guerre, par Ilona Flutsztejn-Gruda, chez Actes Sud junior. Ça parle du regard que les enfants portent sur la guerre et l'exil. Le sujet reste hélas actuel...