Québec prépare en coulisse un projet de loi qui donnera aux élus le contrôle des transports en commun dans la région de Montréal, à compter de l'an prochain. Et pourtant, cette stratégie a échoué lamentablement à Toronto et Vancouver, a constaté François Cardinal en visitant ces deux villes. Le gouvernement Couillard s'apprête-t-il à commettre une grave erreur?

Le modèle de Vancouver

VANCOUVER - Pour m'expliquer le fonctionnement des transports en commun à Vancouver, Bob Paddon pose sur la table un classeur qui doit bien faire 15 cm de haut. Un classeur qui regroupe les essais et erreurs de la gouvernance en transports en commun des 15 dernières années à Vancouver.

Rien de plus ennuyant, direz-vous. Mais à mes yeux, c'est une sorte de grimoire que tient le vice-président de Translink. Et pas seulement parce que le modèle de gouvernance de Vancouver est LE modèle en Amérique du Nord.

Ce classeur montre noir sur blanc que le gouvernement Couillard s'apprête à commettre la même erreur qu'a faite Vancouver... avant de reculer, de changer de direction, et de devenir la ville exemplaire qu'elle est devenue.

«Il n'y a pas une semaine qui passe sans qu'une délégation étrangère nous rende visite», se réjouit Bob Paddon, responsable de la planification chez Translink.

Translink, c'est l'équivalent de notre Agence métropolitaine de transport. Ou plus précisément, de la future ART, l'Autorité régionale de transport sur laquelle travaille Québec.

Une chose cruciale distingue toutefois le modèle de Vancouver et celui qu'on s'apprête à implanter à Montréal: la composition du conseil d'administration.

C'est le conseil qui prend les décisions. Qui arbitre. Qui tranche. D'où l'importance de choisir avec précaution les membres qui y siégeront, et surtout, à qui on donne le plus grand nombre de sièges.

Est-ce mieux d'avoir un conseil formé en majorité d'experts indépendants embauchés pour leur compétence? Ou un conseil formé d'élus désignés par souci démocratique, comme veut en implanter le gouvernement Couillard à Montréal?

«Nous avons eu ce débat il y a plusieurs années, raconte Bob Paddon. En 1999, après réflexion, on a décidé que le conseil serait finalement composé d'élus: 12 choisis par les municipalités, 3 par la province. Mais cette structure n'a pas duré longtemps...»

Car les chicanes n'ont pas tardé. Les maires étaient souvent incapables de s'élever au-delà de leurs intérêts locaux, tirant la couverte chacun de leur bord, paralysant le développement des transports en commun...

Dès que la faille est apparue, une commission indépendante a été mandatée par la province. Recommandation: transformer le conseil d'élus en un conseil d'experts indépendants. Un conseil formé de citoyens qui n'ont d'autre allégeance que leur mandat. Ce qui fut fait en 2007.

«Nous avons un mandat régional, non pas local, explique un de ces citoyens, Barry Forbes, ancien patron de banque aujourd'hui vice-président du conseil de Translink. Comme membres du conseil, nous ne travaillons pas pour une ville, mais pour l'ensemble de la région.»

Les maires n'ont pas été évacués de la gouvernance, cela dit. Vancouver leur a donné un pouvoir de supervision de Translink, sous la forme du Mayors council. Façon de garder le lien avec les élus... sans qu'ils aient le pouvoir de paralyser les transports en commun.

«La gouvernance à Vancouver n'est pas parfaite, reconnaît Bob Paddon. Mais quand on regarde le bilan de Translink, on voit qu'on a réussi à réaliser de grandes choses en plus d'augmenter l'achalandage des transports en commun de 84% en 10 ans. Et on voit bien que cette gouvernance, malgré ses défauts, mérite d'inspirer d'autres villes.»

«Je ne dis pas que Montréal devrait reproduire intégralement notre modèle, ajoute-t-il, mais je peux dire qu'on a réussi de grandes choses en tirant des leçons du passé.»

Les erreurs de Toronto...

TORONTO - Bruce McCuaig se considère chanceux. Étant patron de Metrolinx, l'équivalent d'une super AMT à Toronto, il doit prendre constamment des décisions d'importance pour l'avenir de la principale métropole du pays.

Mais il est loin d'être seul pour le faire. Il peut compter sur les plus grands experts des plus importants domaines... tous assis autour de lui, au conseil d'administration de Metrolinx.

On y retrouve une architecte renommée, qui lui permet d'améliorer la qualité des constructions de Metrolinx. Un ancien doyen de faculté de droit, qui lui donne de bons conseils juridiques. Une ancienne présidente du Conference Board, qui a poussé très loin la réflexion sur l'avenir des villes.

«Il y a aussi une personne qui vient de l'industrie bancaire, une autre du monde du design, il y a des gens de différentes régions du Canada. Tout ça donne un conseil d'administration très expérimenté, qui est orienté vers la prise de décision», se réjouit Bruce McCuaig.

Il s'en réjouit, car le conseil de Metrolinx n'a pas toujours été composé de membres indépendants et expérimentés. Avant 2009, la super agence de transport de Toronto était contrôlée par un conseil formé de maires.

Toronto a donc parcouru le même chemin que Vancouver, à quelques années d'intervalle. Il a d'abord misé sur un conseil d'élus, à partir de 2006, comme entend le faire le gouvernement du Québec à Montréal. Mais très vite, les limites du modèle ont émergé. Exactement comme à Vancouver.

Les maires ont bien réussi à s'entendre sur un plan, le Big Move. Mais c'est tout.

La Fondation Neptis, un groupe de recherche en gouvernance régionale, a analysé dans le détail la dynamique qui prévalait au sein de Metrolinx à l'époque. Un constat s'est imposé: «Il y avait de grandes tensions au sein du conseil, car la région n'avait pas investi en transports en commun depuis longtemps, explique Marcy Burchfield, directrice. Tout le monde voulait donc son projet sur son territoire.»

On devine la suite. Le gouvernement McGuinty a transformé le conseil d'élus en un conseil indépendant. Comme à Vancouver.

Un choix qui a permis de mettre fin aux déchirements politiques. «La réalité, c'est que quand tu es un élu, ta responsabilité première va à tes électeurs, explique le PDG de Metrolinx. C'est mon opinion, mais je crois qu'il est difficile de demander au représentant d'une municipalité de prendre une décision qui favorise une autre municipalité.»

Ce que confirme Anne Golden, présidente du Comité consultatif de l'Ontario sur la stratégie d'investissement dans les transports publics et membre du conseil de Metrolinx. «Si j'avais un conseil à donner à Denis Coderre, un maire que j'ai eu la chance de rencontrer, c'est de bien réfléchir à l'équilibre du futur conseil. Car s'il est vrai que les élus amènent une imputabilité locale aux décisions, ils peuvent aussi empêcher cette même prise de décision...»

... les leçons pour Montréal

Vancouver et Toronto. Deux villes, une même leçon. Une leçon qui ne semble pas s'être rendue jusqu'ici, car Montréal s'apprête à foncer dans le même mur que ces grandes villes. Comme si le Québec vivait en vase clos. Comme si les essais et erreurs des autres provinces ne nous concernaient pas...

C'est dommage, car il y a du bon dans la réforme de la gouvernance des transports en commun sur laquelle planche le gouvernement Couillard. Une réforme nécessaire, sur laquelle tous les autres gouvernements se sont cassé les dents. Une réforme qui plaît à presque tous les maires de la région de Montréal.

Les fleurs...

Cette réforme allège. Elle simplifie. Elle sépare la planification de l'opération. Et elle met une croix sur l'Agence métropolitaine de transport, qui traîne beaucoup trop de casseroles pour continuer à jouer son rôle avec efficacité.

On aurait pu élaguer davantage, mais on fait un bon bout de chemin en créant une agence unique pour la planification et le développement du réseau, l'Autorité régionale de transport. On aura aussi quatre sociétés de transport qui auront pour mandat d'opérer les bus, les trains et le métro.

Le pot...

On centralise, donc, on harmonise, comme l'ont fait Toronto et Vancouver. Mais les bonnes nouvelles s'arrêtent là. Car au-delà de la simplification des structures, il est évident que le Québec n'a rien appris des erreurs de Vancouver et Toronto. Le gouvernement Couillard s'apprête à transférer l'ensemble des responsabilités des transports en commun aux élus de la région.

Même si tout porte à croire que cette décision transformera les transports en commun en un nid de chicanes politiques et locales à Montréal. Comme ce fut le cas à Vancouver et Toronto.

La future ART sera contrôlée par un conseil d'administration composé de 13 membres: 6 experts indépendants, 6 élus, et un président nommé par Québec... sur recommandation des maires de la région. Ce qui leur donne la majorité.

Un gros risque

Un risque bien réel, dans le Grand Montréal, où la Communauté métropolitaine de Montréal a maintes fois prouvé ses limites. En 15 ans d'existence, la CMM n'a qu'une seule réussite à son actif, un plan d'aménagement. C'est tout.

«Il est important de dépolitiser le transport en commun, croit Anne Golden, car c'est un enjeu important qui en englobe plusieurs autres, la justice sociale, l'équité, le financement public, etc. Quand il y a peu d'argent comme c'est le cas actuellement, les décisions doivent être prises à partir de prévisions rigoureuses, de faits et de données scientifiques et objectives.»

D'où l'importance de ne pas donner de droit de veto aux élus. Qu'ils aient leur place sur le conseil d'administration, soit. Ça augmente l'imputabilité des décisions. Mais le contrôle de ce même conseil mérite d'être donné aux membres indépendants. Comme l'ont fait Toronto et Vancouver.