On l'a dit et redit, non sans raison : la quasi-décennie au pouvoir des conservateurs de Stephen Harper aura provoqué un virage à droite important au Canada. On voit toutefois des signes évidents d'une résurgence des forces progressistes à l'approche des élections fédérales. Et non, ce n'est pas du Québec que les signaux de fumée proviennent, mais bien, cette fois, de l'Alberta.

Je n'aurais jamais cru une telle chose possible et, comme bien d'autres, je me suis méfié des sondages jusqu'à la fin de la campagne électorale, mais les Albertains ont bel et bien élu un gouvernement néo-démocrate majoritaire, mardi soir, chassant les conservateurs qui régnaient sans partage depuis près de 44 ans.

Le NPD, dirigé par une femme, qui a fait élire 53 députés (sur 86), dont 25 femmes (une proportion record de 47 %). Un NPD qui veut revoir à la hausse les redevances du pétrole versées au gouvernement, qui veut hausser les impôts des entreprises et cesser de faire la promotion à l'étranger, aux frais des contribuables, des pipelines. Va falloir revoir nos clichés sur les red necks de l'Alberta. Quand Calgary ou Red Deer vote orange, c'est vraiment signe que les Albertains en avaient marre des conservateurs et qu'ils étaient prêts à un changement radical.

Faut le reconnaître : on a, à Québec, un gouvernement plus à droite que celui qui dirige maintenant l'Alberta.

Pardonnez le cliché, mais quel revirement spectaculaire en Alberta. En 2004, j'avais couvert une partie de la campagne électorale, sur place, campagne qui avait tout naturellement reporté Ralph Klein au pouvoir. J'avais rencontré les chefs de tous les partis, dont Brian Mason, leader du NPD, un petit joufflu moustachu sympathique qui croyait à la cause, mais pas trop aux chances de son parti.

« Le Parti conservateur albertain est construit sur la popularité de Ralph Klein, m'avait-il dit. Le jour où il s'en va, c'est retour à la case départ. Voilà une chance extraordinaire pour nous. »

Il est vrai que le Parti conservateur albertain n'a plus sa superbe des années Klein, qu'on appelait King Ralph, mais il aura tout de même fallu près de 10 ans (Klein a pris sa retraite en 2006) avant qu'une opposition crédible et forte détrône les bleus. En 2012, on croyait que le Wildrose, des conservateurs en rupture avec leur parti, allait y arriver, mais ce parti avait fini loin derrière. Ce sont finalement les néo-démocrates, arrivés du champ gauche, qui ont réussi l'exploit.

Le pays des Stampedes et des sables bitumineux n'est pas le seul incubateur de nouveaux foyers progressistes en ce moment au Canada. Lundi soir, les électeurs de l'Île-du-Prince-Édouard, autre berceau de conservatisme au pays, ont reporté les libéraux au pouvoir pour un troisième mandat majoritaire consécutif. Du coup, ils ont élu le premier premier ministre ouvertement homosexuel de l'histoire de leur petite province, Wade MacLauchlan. (En Ontario, la chef libérale Kathleen Wynne est elle aussi ouvertement homosexuelle et vit au grand jour avec sa conjointe, ce qui n'a pas empêché les électeurs d'élire son parti majoritairement en 2014.)

De plus, les électeurs de l'I.-P.-É. ont élu le chef du Parti vert, Peter Bevan Baker, surnommé The Happy Dentist (le dentiste heureux). L'élection d'un vert au Canada, c'est toujours un événement.

Pour rester dans le ton, les verts fédéraux font bien en Colombie-Britannique dans les sondages, assez pour espérer une modeste percée.

Pour revenir en Alberta, c'est dans la capitale économique, Calgary, qu'a été élu, en 2010, le premier maire musulman d'une grande ville nord-américaine.

C'est peut-être Rachel Notley qui a le mieux résumé le profil de sa province : « Il y a une légende urbaine à propos des valeurs des Albertains, mais dans les faits, nous sommes une province jeune et très diversifiée. Nous sommes très progressistes et nous regardons droit devant. »

Assiste-t-on à un retour de forces progressistes au Canada, pays qualifié de « cool » par le magazine britannique The Economist il y a une douzaine d'années, à la fin du règne de Jean Chrétien ? La légalisation du mariage gai, le refus de s'engager en Irak et des politiques jugées progressistes par le magazine avaient même valu au Canada une nouvelle mascotte en une : un orignal cool avec des verres fumés.

Ce titre avait été officiellement retiré au Canada quelques années plus tard, The Economist jugeant que les politiques du gouvernement Harper étaient beaucoup trop rudes. Reverra-t-on sous peu le fameux orignal aux Ray-Ban ? Pas si sûr. Les conservateurs sont loin d'être battus. La perte du bastion albertain est certes un coup dur, mais cela ne garantit pas une déferlante anticonservatrice en octobre aux élections fédérales.

Si la vague orange albertaine éclabousse le reste du pays, en particulier en Ontario, ce n'est pas nécessairement une mauvaise chose pour les conservateurs.

Le NPD est troisième en Ontario. S'il monte, il gruge des votes aux libéraux, ce qui fait bien l'affaire des conservateurs. Idem au Québec : un NPD fort, c'est autant de députés libéraux de moins.

Faudra aussi voir comment se comportera le nouveau gouvernement néo-démocrate en Alberta, notamment dans son premier budget. Déjà, les sociétés pétrolières montent au créneau, affirmant que le plan du NPD freinera les investissements, fera perdre des emplois et causera une catastrophe économique en Alberta.

Mercredi, Thomas Mulcair et ses députés jubilaient à Ottawa. C'est de bonne guerre, mais pour le moment, ils font du surf sur une vague soulevée par leurs cousins albertains.