Un coroner livre habituellement des recommandations froides, détaillées, techniques. Il proposera l'installation d'un dispositif de sécurité, par exemple, ou la modification d'une loi pour protéger des vies.

Mais le dernier rapport de Jacques Ramsay fait exception à la règle.

À la suite de la mort d'un quinquagénaire frappé par un métro à la station Langelier, l'an dernier, le coroner propose bien à la STM de «s'assurer que ses protocoles de sécurité soient respectés» à l'avenir. Mais sans plus.

Comme si la véritable recommandation du coroner était ailleurs. Comme s'il ne pouvait aller au bout de sa pensée. Comme s'il était resté sans mots face à ce qu'il avait constaté...

***

Le 16 janvier 2014 en soirée, Radil Hebrich circule dans une voiture de la ligne verte, en direction Honoré-Beaugrand. Ancien architecte de renom en Algérie, il vit des moments difficiles. Il est en état d'ébriété avancé.

Les portes du métro s'ouvrent à la station Langelier. L'homme sort. Péniblement. Trois passagers le contournent pour l'éviter. Il titube vers le mur qui lui fait face. Pose sa main sur le béton froid. Puis il se retourne.

Devant lui, le métro amorce son mouvement. Radil Hebrich s'avance vers le métro qui prend de la vitesse. Il s'approche dangereusement, mais s'arrête à temps. La voiture le frôle de justesse. L'homme fait alors un geste saccadé vers la gauche, fouille dans son manteau, repart vers la droite, franchit finalement la ligne jaune qui délimite le bout du quai. Puis le métro heurte violemment sa tête.

Radil Hebrich s'écrase. Son corps empiète sur la bande jaune. Il ne bouge plus.

Il est 21h32.

***

Le temps s'écoule. 21h33, 34, 35, 36...

Plusieurs usagers sont sur le quai. Ils attendent le prochain départ. Ils sont indifférents à la scène qui se déroule devant eux.

Les minutes passent. Un premier métro arrive dans la station. Il frôle Radil Hebrich à toute vitesse. S'immobilise. Les portes s'ouvrent. Des gens embarquent. D'autres débarquent, mais pas l'opérateur du métro, qui reste dans sa cabine. Les portes se ferment. Le métro repart.

À nouveau, le quai se remplit. Des dizaines de personnes attendent, sans bouger. Un homme finit par s'approcher de l'homme. Il s'éloigne. Il s'approche de nouveau. Il se penche sur le corps. Et il fouille dans les poches du sans-abri. Puis il prend ses distances.

Personne ne tend la main à Radil Hebrich. Personne ne vérifie ses signes vitaux. Personne ne lui apporte quelque soin que ce soit.

Un appel est fait au 911. Il est 21h39.

Un autre métro entre dans la station. Des gens embarquent. D'autres débarquent. L'opérateur sort de sa cabine. Il s'approche de l'homme, mais se tient à plusieurs mètres de lui. Puis il retourne dans sa cabine. Le métro repart dans le tunnel.

Les ambulanciers arrivent sur les lieux. Radil Hebrich est inerte, il n'a pas de pouls. Il est 21h48.

Les manoeuvres de réanimation commencent. Trois minutes plus tard. Une éternité. Le coeur de l'homme recommence à battre, mais ce sera de courte durée.

Il est 21h51.

***

Entre 21h32 et 21h48, 16 minutes s'écoulent. Une quarantaine d'usagers croisent l'homme qui gît sur le quai. Mais personne ne lui porte assistance. Personne ne l'éloigne des voitures de métro qui passent à 50 centimètres. Personne n'arrête le métro qui poursuit son service comme si de rien n'était. Personne ne touche Radil Hebrich. Sinon pour fouiller ses poches.

La scène est irréelle. Elle semble avoir été mise en scène pour prouver l'existence de l'«effet témoin», le fameux «passive bystander effect». Plus les témoins d'une scène sont nombreux, moins chacun d'entre eux se sent responsable d'agir.

Une différence par rapport à d'autres cas relevés à l'étranger toutefois: il y a des caméras braquées sur la scène. Précisément pour éviter ce genre de situations dramatiques. Mais cela ne change rien. Aucun employé n'est dépêché sur les lieux. Aucun opérateur du métro ne s'approche du corps inerte.

«Il n'y a pas grand-chose de positif à écrire sur cette opération de secours», écrit Jacques Ramsay dans son rapport d'investigation.

Un appel est bien fait au 911 sept minutes après l'incident, mais on ne sait trop qui en a pris l'initiative. Et il s'agit, surtout, de la seule et unique intervention en faveur de Radil Hebrich entre le moment où sa tête heurte le métro et l'arrivée des secours.

Une situation proprement ahurissante aux yeux de Jacques Ramsay. «L'indifférence des passagers en dit long sur l'apathie citoyenne dans notre société», conclut sobrement le coroner.

Un coroner sans mots, manifestement. Un coroner qui, s'il était allé au bout de sa pensée, aurait probablement recommandé qu'on se regarde tout simplement dans le miroir.