Je n'ai pas habitude de polémiquer publiquement avec mes lecteurs. Mais une série de commentaires soulevés par ma chronique sur Auschwitz, mardi, m'incite à faire une entorse à la règle.

«Dommage que les Juifs n'aient rien compris de la Shoah», m'écrit un correspondant. «Rares sont les Juifs qui reconnaissent la gravité de l'occupation des territoires palestiniens», présume un autre.

Un peu dans le même ordre d'idées, un lecteur se dit convaincu que les victimes d'Amedy Coulibaly au supermarché casher de Paris n'avaient pas été assassinées à cause de leur judaïté, mais bien à cause des politiques d'Israël.

Ce n'était pas une raison pour les tuer, croit probablement l'auteur du courriel. Mais ça replace le crime dans la catégorie «meurtre politique», le lavant ainsi de tout soupçon d'antisémitisme.

Ma boîte aux lettres a dû digérer plusieurs autres opinions du même genre, déclinées en différentes variantes. Leur principal point commun: pour utiliser un mot à la mode, elles font un amalgame entre l'ensemble des Juifs et les politiques de la droite au pouvoir en Israël. Et jettent ainsi tous les Juifs dans un même panier, commettant le péché de généralisation qui constitue la base de tous les racismes.

Les Juifs ne critiquent pas la politique d'Israël dans les territoires palestiniens? C'est ignorer toutes ces ONG israéliennes qui documentent chaque jour les violations des droits des Palestiniens, l'impact de la colonisation et les politiques inégalitaires de l'État hébreu à l'égard de sa minorité arabe. Ce discours n'est pas dominant, malheureusement, mais il existe bel et bien.

Les Juifs n'ont rien compris à la Shoah? Ce reproche est fondé sur une double présomption: celle qu'il n'y a qu'une seule leçon à tirer du génocide juif. Et que le peuple que l'on a voulu exterminer est tenu, collectivement, à une obligation morale supérieure à celle des autres peuples.

Mais qui donc peut prétendre connaître la nature précise de la leçon qu'il faut tirer du génocide juif? Au nom de quelle légitimité morale ou historique cette leçon particulière aurait-elle seule droit de cité?

Au contraire, ceux qui ont survécu à l'horreur ont pu conclure des tas de choses différentes et contradictoires, successivement ou simultanément. Et transmettre cet enseignement à leurs descendants, qui les auront écoutés - ou pas.

Certains rescapés ont pu déduire qu'on ne peut faire confiance à personne, et que pour survivre, il ne faut compter que sur soi. D'autres ont pu penser que le pire est toujours possible, et qu'il faut donc s'y préparer, au diable les détails.

Il y a aussi ceux qui se sont promis de ne jamais infliger à d'autres ce qu'on leur a infligé à eux ou à leurs proches. C'est le cas de la journaliste israélienne Amira Hass. Elle a souvent raconté l'histoire de sa mère, Juive yougoslave qui avait été transportée dans un de ces trains à bestiaux vers le camp de Bergen-Belsen, en Allemagne.

Le récit qu'elle en a fait à sa fille évoque toutes ces images familières de la Shoah. Un train, une gare, des prisonnières émaciées, affaiblies par ce transport inhumain, marchant avec peine vers le camp. Et au bord de la route, des passants qui leur jettent un regard indifférent.

Amira Hass en a tiré sa règle de vie: ne jamais, jamais, se contenter du rôle passif du passant indifférent.

C'est pour cela qu'elle a choisi de vivre parmi les Palestiniens, dans la bande de Gaza. Puis à Ramallah, en Cisjordanie. Et de témoigner des conditions de vie des Palestiniens. En écrivant en hébreu, dans un journal israélien: Haaretz.

Témoigner, ne pas regarder passer le train. Tel est l'un des enseignements que l'on peut tirer de la Shoah. C'est sans doute le plus admirable. Mais encore une fois, ce n'est pas le seul. La souffrance passée n'impose pas d'exigences morales collectives supérieures. Elle ne prémunit pas non plus les nouvelles générations contre de possibles égarements. Pas plus pour les Juifs que pour d'autres peuples.