La semaine dernière à Paris, une douzaine de pays européens, France en tête, ont signé un communiqué commun, s'engageant à lutter contre la radicalisation, en particulier sur internet.

Le Canada, les États-Unis et la Commission européenne, qui étaient aussi de la réunion, n'ont pas paraphé le document, mais ils en partagent largement les prémisses, les principes et les objectifs.

Le texte, présenté par le ministre français de l'Intérieur, Bernard Cazeneuve, se lisait ainsi: «Notre action doit continuer pour faire partie d'un ensemble cohérent, basée sur la lutte contre la radicalisation, en particulier sur internet. Nous sommes inquiets par l'utilisation de plus en plus fréquente d'internet pour alimenter la haine et la violence, et signalons notre détermination à nous assurer qu'il n'est pas fait une utilisation abusive d'internet à cette fin, tout en veillant à ce qu'il reste, dans le respect scrupuleux des libertés fondamentales, un forum de libre expression, dans le respect total de la loi».

«Surveiller» internet, voilà une expression à la mode en ces temps troubles. Si cela semble couler de source, les mesures concrètes pour y arriver ne sont pas si évidentes qu'il n'y paraît, préviennent les experts de la jungle internet.

Au moment où le Canada songe, comme la France l'a fait l'an dernier, à policer davantage le web, surgissent des questions légales, éthiques et politiques. «Il y a un mélange de calcul politique et de naïveté dans la volonté des gouvernements de "surveiller"internet. Cela semble être une solution miracle :

on surveille, on les attrape et on bloquera ainsi les discours radicaux sur internet ! », dit Benjamin Ducol, chercheur au Département de science politique de l'Université Laval et collaborateur régulier de la Chaire de recherche du Canada sur les conflits et le terrorisme.

En France, une loi antiterroriste déposée en novembre permettra bientôt aux forces policières de bloquer un site internet sans l'autorisation d'un juge. De plus, cette loi prévoit des peines de sept ans de prison pour diffusion de contenus incitant à commettre des actes terroristes.

Au Canada, après les attentats de Saint-Jean-sur-Richelieu et d'Ottawa, Stephen Harper a promis de donner plus de pouvoirs de «surveillance, de détention et d'arrestation» au Service canadien du renseignement de sécurité.

Selon Benjamin Ducol, qui étudie la mouvance islamique radicale sur internet depuis plus de sept ans, notamment dans le cadre de recherches financées par Ottawa, la France va trop loin et le Canada aurait tort de lui emboîter le pas.

«Il y a deux problèmes avec cette loi : d'abord, techniquement, comment bloque-t-on ces sites? Ensuite, qui décide ce qui est radical?, dit-il. C'est maladroit et même dangereux pour la liberté d'expression. Il y a un risque de dérapage.»

La première erreur, fréquente, constate M. Ducol, c'est de faire un lien entre «jeunes radicalisés » et «terroristes prêts à passer à l'action». Ses plus récents travaux visent justement à définir ce qu'est la radicalisation. «Il y a une différence entre un jeune homme fâché et un jeune homme qui devient terroriste, souligne-t-il. Plein de jeunes posent sur internet avec des drapeaux de l'État islamique et même avec des armes, mais ils ne passeront pas aux actes pour autant. À partir de quand intervient-on?»

Certes, internet et les réseaux sociaux ont «changé le volume et la vitesse de propagation» des messages radicaux, ajoute M. Ducol, mais ce ne sont que des outils, rarement la seule cause, de la radicalisation.

« Les frères Kouachi et Amedy Coulibaly n'étaient pas des créatures d'internet ou des réseaux sociaux», rappelle-t-il.

Au fil de ses longues recherches et rapports présentés aux autorités fédérales, Benjamin Ducol, qui vient d'entamer un postdoctorat, a identifié seulement une soixantaine de sites francophones ouvertement djihadistes à travers le monde.

C'est peu, constate-t-il, mais ces sites traditionnels (comme des forums de discussion) migrent de plus en plus vers les réseaux sociaux, plus rapides, plus anonymes, plus efficaces.

Les gouvernements à la traîne

Si internet ne peut être ciblé comme seul terreau fertile du terrorisme, il s'agit toutefois d'une «sphère de vie» propice à la radicalisation de gens prédisposés aux actions violentes,

précise M. Ducol.

«Les gouvernements, dit-il, ont du mal à suivre la cadence et il y a eu des retards au démarrage, notamment parce qu'on a longtemps cru que les discours radicaux ne touchaient que des paumés et des marginaux alors que les groupes extrémistes recrutent des ingénieurs, notamment, et des universitaires.»

Techniquement aussi, les gouvernements ont un train de retard sur les terroristes. En pleine commotion post-attentats de Paris, la semaine dernière, on a appris que le compte Twitter du commandement central américain au Moyen-Orient avait été piraté par l'EI et que des centaines de sites français avaient aussi été corrompus.

Le Canada aussi connaît des ratés. La semaine dernière, le ministère de la Sécurité publique a publié un communiqué en réaction à une vidéo de l'État islamique menaçant d'attaques plusieurs pays, dont le Canada.

Une analyse de la vidéo par la spécialiste Rita Katz du SITE Intelligence Group de Washington a toutefois démontré qu'il s'agissait d'images datant de l'été dernier et que l'EI n'y était pour rien.

Démocratisation du djihad

Un des effets indéniables d'internet et des réseaux sociaux, c'est d'avoir «démocratisé le djihad », constate M. Ducol. «Il y a 10 ans, les jeunes n'avaient pas accès au discours djihadiste, ditil. Maintenant, il est facilement accessible en plusieurs langues.

Prenez l'État islamique, par exemple, il promet de tout pour tous: pour les gens fascinés par les armes à feu, pour les anti-Occident, pour les fanatiques religieux, pour les jeunes en colère contre les autorités...»

Un tel « catalogue » est attrayant pour des gens influençables et il est tentant pour les gouvernements de serrer la vis, surtout en période électorale. L'urgence n'est pas là, toutefois, selon le chercheur.

Benjamin Ducol a constaté au fil de ses discussions avec des policiers français, belges et canadiens que ce sont d'abord les ressources humaines qui manquent.

« Les policiers me disent qu'ils savent que des jeunes ont des liens en Syrie ou ailleurs, qu'ils se radicalisent ou s'entraînent, mais ils ne peuvent tous les surveiller et donc, c'est un pari chaque fois, relate M. Ducol, qui s'est envolé samedi vers la Belgique, secouée par de nouvelles interventions antiterroristes.

Plusieurs policiers dorment très mal en ce moment...»

Les événements des dernières semaines ne les aideront certainement pas à retrouver le sommeil.

Pour joindre notre chroniqueur : vmarissal@lapresse.ca