L'histoire progresse souvent à tout petits pas, par des glissements à peine perceptibles, des avancées microscopiques. Puis, un jour, un seul évènement nous révèle tout le chemin parcouru. Parfois, c'est un grand bond vers l'avant. D'autres fois, un immense recul.

Dans le cas dont je veux vous parler, l'évènement révélateur, c'est la disparition possible de Memorial, l'organisation russe qui collige depuis un quart de siècle les dossiers des victimes du stalinisme.

Cette ONG qui incarne le changement amorcé par la Russie à l'époque de Mikhaïl Gorbatchev a été sommée de se présenter devant la Cour suprême russe, le 17 décembre prochain. Ce qu'on lui reproche? Des vétilles bureaucratiques, une structure qui ne correspond pas aux règlements en vigueur.

Mais personne n'est dupe: si la guillotine risque de s'abattre sur Memorial, ce n'est pas pour des raisons administratives, mais pour des motifs politiques.

«La décision de fermer Memorial sera prise au plus haut niveau de l'exécutif, pas dans un tribunal», résume Tanya Lokshina, qui représente Human Rights Watch à Moscou.

Memorial a été fondée à la fin des années 80, par l'ancien dissident Andreï Sakharov, fraîchement libéré de son exil. Au fil des ans, cette ONG a patiemment reconstitué les dossiers de centaines de milliers de victimes des purges staliniennes. Parallèlement, Memorial a essaimé en une série de «filiales» dont certaines se vouent plutôt à la défense des droits individuels contemporains. Ceux des minorités, ou ceux des victimes de la guerre en Tchétchénie, par exemple.

Il y a cinq ans, une militante de Memorial, Natalia Estemirova, a été assassinée à Grozny, la capitale tchétchène. L'ONG a par la suite dû fermer son bureau en Tchétchénie. Son travail était devenu trop dangereux.

En d'autres mots, Memorial regroupe une constellation d'organismes qui se battent sur deux fronts. Le passé. Et le présent. Dans les deux cas, le message déplaît au Kremlin. Il y a deux ans, celui-ci a fait adopter une loi qui oblige une quinzaine d'ONG vouées à la défense des droits de se définir comme des «agents étrangers» si elles reçoivent des fonds de l'extérieur de la Russie. Une branche de Memorial de Saint-Pétersbourg a préféré fermer ses portes, plutôt que de s'affubler de cette étiquette lourde de sens.

Puis, il y a eu cette attaque frontale, contre le coeur même de Memorial, le bureau voué à la mémoire du stalinisme.

Il y a longtemps que les autorités russes harcèlent les organisations de la société civile qui osent critiquer le régime Poutine. On leur reproche tout et n'importe quoi. «Des inspecteurs peuvent décider qu'elles n'ont pas assez d'extincteurs de feu ou que leurs ampoules ne sont pas conformes», dit Sergueï Nikitin, directeur du bureau d'Amnistie internationale à Moscou. «Mais ce sont toujours de faux prétextes.»

La réalité, c'est que la poignée d'organismes qui continuent à défendre les droits individuels en Russie dérangent le Kremlin, qui veut les réduire au silence.

La poursuite intentée contre Memorial fait passer cette campagne d'intimidation à une vitesse supérieure. «Le niveau de répression actuel est sans précédent», dit Tanya Lokshina.

Et cette fois, l'État vise carrément l'organisation phare de l'histoire post soviétique de la Russie. Le symbole est puissant. «Memorial a joué un rôle majeur dans la transition du système soviétique à l'époque de Gorbatchev», souligne le spécialiste québécois de la Russie, Yann Breault.

Récemment, 250 spécialistes du monde russe ont signé une pétition à la défense de cet organisme et l'ont envoyée au ministre russe de la Justice. Ces experts «ne peuvent imaginer la Russie sans Memorial ou avec une association Memorial mise en pièces», conclut la pétition.

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Chaque année, le 29 octobre, des citoyens russes commémorent les victimes du stalinisme en lisant leurs noms, à haute voix, devant l'immeuble qui abritait autrefois la terrible prison de Loubianka. Ces noms proviennent des archives de Memorial. En attaquant cette ONG, Vladimir Poutine veut-il effacer cette sombre page de l'histoire de ce pays?

Selon Sergueï Nikitin, cette escalade s'inscrit dans le contexte d'une réécriture progressive de l'histoire soviétique, qui vise à l'expurger de son chapitre le plus sanglant et à réhabiliter Staline. N'oublions pas que les purges étaient menées par le KGB, le service du renseignement soviétique où Vladimir Poutine a fait ses classes.

D'anciennes républiques soviétiques, notamment l'Ukraine, ont ouvert les dossiers noirs du KGB au grand public. Ce n'est pas le cas de la Russie. Sans le travail acharné de Memorial, ces archives risquent de disparaître dans le trou noir d'une histoire réinventée.