«Oubliez la mère porteuse, vous devriez porter le bébé vous-même.» La docteure Kenshal Kadam est formelle: malgré mon âge avancé - officiellement, j'ai 55 ans -, une éventuelle grossesse ne m'exposerait à aucun risque particulier.

Si je peux lui apporter des résultats d'examens médicaux prouvant que je jouis d'une bonne santé, elle se fera un plaisir de m'implanter un embryon produit à partir de l'ovule d'une donneuse et du sperme de mon «mari», brillamment interprété par mon collègue photographe David Boily...

Il n'y a donc pas d'âge limite pour faire appel aux services de la clinique Corion? Si, mais la docteure Kadam situe l'âge maximal de la future mère à 60 ans. Elle écarte tous mes doutes d'un revers de main: mais voyons donc, il n'y a rien là.

Sa clinique est logée au-dessus d'une banque, en banlieue de Bombay. Rien n'annonce sa présence, sauf une discrète affiche sur la porte du bureau.

Nous sommes venus ici dans le cadre d'un reportage sur l'industrie des mères porteuses en Inde. Le projet de grossesse tardive m'éloignerait un peu trop du sujet. Mais en même temps, il fait un peu partie de mon sujet par la légèreté avec laquelle on traite mon ventre, un peu comme s'il s'agissait d'un simple fourneau où l'on peut facilement faire cuire un pain.

Mon faux mari et moi-même repartons finalement de la clinique avec un dossier détaillant la procédure de gestation déléguée.

D'abord, l'échelle des prix. Frais de recrutement d'une mère porteuse: 1000$. Sa préparation à l'implantation des embryons: 2300$. Frais pour l'agence de recrutement, incluant le salaire de la mère porteuse: 9000$.

À ces tarifs de base s'ajoutent les 9 mois de séjour dans une maison des mères porteuses (3000$), le salaire d'une travailleuse sociale qui prendra soin de notre «mère substitut» (2500$), des frais médicaux pour le suivi de la grossesse (2000$). Et puis, les imprévus. En cas de grossesse ectopique, la mère porteuse recevra une compensation de 1250$. S'il faut procéder à une «réduction foetale» - retirer un embryon défectueux ou excédentaire -, tout en laissant ses jumeaux en place, ce sera 160$ de plus. Parlant de jumeaux: la grossesse gémellaire vaut un bonus de 1500$.

Et enfin, il y a cette assurance vie, que nous devrons contracter au prix de 1500$. Si jamais notre mère porteuse devait mourir pendant notre cohabitation, sa famille recevrait une indemnité d'environ 15 000$. Tiens donc, cela fait partie des possibilités?

Au total, il y en a pour 30 000$, plus les frais de voyage. Quelle portion du montant atterrira dans les poches de la femme qui nous aura cédé la souveraineté de son corps pendant la durée du contrat? La femme qui aura reçu des injections hormonales, accepté d'être éloignée de ses enfants et mis sa vie sexuelle en veilleuse pendant neuf mois, tout ça pour nous permettre de réaliser notre rêve procréatif?

L'assistante médicale qui nous expose la grille tarifaire n'en est pas certaine. Finalement, elle avance un chiffre approximatif: autour de 30 0000 roupies. Environ 5000$.

À l'échelle indienne, c'est beaucoup. Mais à l'échelle occidentale, c'est une bagatelle. C'est trois fois rien.

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Des tas de pays permettent ou tolèrent qu'une femme porte le bébé d'un couple infertile, à la condition qu'il ne s'agisse pas d'un échange commercial. C'est le cas du Canada. D'autres, comme la France et l'Allemagne, interdisent cette pratique.

Seule une poignée de pays voient dans l'industrie des mères porteuses un commerce comme un autre. Un échange marchand soumis à la loi de l'offre et de la demande. C'est le cas de l'Inde.

La grille tarifaire de la clinique Corion découpe en petites tranches monnayables les différentes procédures qui aboutissent, quand tout va bien, à la naissance d'un enfant.

Puisque le couple client veut un bébé en santé, il faudra contrôler les habitudes de vie de «sa» mère porteuse.

Puisque le couple client a sa propre vie à gérer, l'enfant viendra au monde le plus souvent par césarienne.

Et puisque ceux que l'on appelle les «parents intentionnels» craignent par-dessus tout que la femme dont ils ont loué les services procréatifs ne s'attache au bébé, certaines cliniques - c'est le cas de Corion - bloqueront son processus de lactation.

C'est logique. Une logique qui, avec sa liste de prix et de conditions froidement étalés sur quelques dizaines de pages, laisse un gros, gros malaise.

Je suis revenue de ce reportage avec plus de questions que de réponses. La popularité des cliniques indiennes est le résultat d'inégalités économiques abyssales. Que la misère des Indiennes permette à des Occidentales de satisfaire leur désir d'enfant à prix abordable, tout en arrachant ces femmes à la misère, pourquoi pas?

Mais en même temps, le Canada interdit la rémunération des mères porteuses sous peine de 10 ans de prison. En reconnaissant la filiation canadienne des bébés made in India, on entérine une pratique inacceptable chez nous. N'est-ce pas hypocrite?

En parlant à ces femmes courageuses et déterminées, qui sont prêtes à vivre les risques d'une grossesse hautement médicalisée, je me disais: «À leur place, je ferais sans doute comme elles.»

Ça n'empêche pas de voir que ce commerce repose sur une abdication volontaire du droit de disposer de son propre corps pendant neuf mois. Abdication qui est tout sauf banale: ces femmes ne sont pas en train de balayer un plancher ou de servir des repas. Non, elles prêtent leur corps à des interventions médicales invasives et lourdes de conséquences.

Mais si, en louant leur corps, les femmes parviennent à s'approprier leur vie en s'extirpant de la misère, pourquoi pas? Il y a là un joli paradoxe féministe, qui fait un peu écho au débat sur la prostitution. D'un côté, celles qui revendiquent le droit de faire ce que l'on veut faire de son corps, y compris le vendre, au nom de la liberté de choix. De l'autre, celles qui clament qu'un choix imposé par la misère n'en est pas vraiment un.

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Après une enquête auprès d'une centaine de mères porteuses et de parents intentionnels, le Centre de recherche sociale de Delhi, une organisation non gouvernementale, juge qu'en absence d'une réglementation adéquate, des mères porteuses indiennes sont abusées sans le savoir.

Paiement insuffisant, imprévus, tels que des fausses couches, mal compensés, isolement excessif, avortement forcé, recours abusif aux césariennes.

Si l'on est impuissants à stopper la ruée vers l'Inde, peut-être peut-on au moins faire pression sur ce pays pour qu'il colmate ces brèches et rende cette «industrie» un peu plus humaine.