Michèle Montas n'oubliera jamais le 28 novembre 1980. C'était le jour où la police a débarqué dans les bureaux de Radio-Haïti, à Port-au-Prince, où elle travaillait comme journaliste. Tout le monde a été arrêté: journalistes, techniciens, même les simples visiteurs que le hasard avait fait échouer à cet endroit, à un bien mauvais moment.

Ce jour-là, le régime de Jean-Claude Duvalier ne s'est pas contenté de faire taire un média qu'il jugeait trop critique. La police avait aussi dans sa ligne de mire d'autres organes de presse, des syndicats, des ONG vouées à la défense des droits civiques. Bref, c'était une rafle massive contre toute la société civile haïtienne.

La journaliste a passé les six jours suivants en prison. Elle a eu la chance d'échapper à la torture, mais a entendu des collègues hurler dans une cellule voisine.

Puis, elle a été placée de force dans un avion et expédiée à Miami. «Je n'avais que mes vêtements, rien dans les mains, rien dans les poches», se souvient Michèle Montas, jointe à New York où elle vit aujourd'hui.

Ce n'était pas la première fois que Mme Montas devait prendre la route de l'exil. Dans les années 60, une de ses tantes et cinq de ses cousins avaient été tués par le régime de François Duvalier - le père de Jean-Claude. Le message était clair et la famille a fui pour quelques années.

Mais ce sont les évènements de 1980 qu'elle cite dans sa plainte pour destruction de propriété, arrestation illégale et exil forcé.

Michèle Montas n'est pas la seule à se battre pour forcer la justice haïtienne à se pencher sur la dictature qui a étranglé son pays, de père en fils. Elle fait partie d'un groupe d'une vingtaine de personnes qui ont fait appel aux tribunaux dans l'espoir non seulement d'obtenir compensation pour les injustices subies, mais aussi, peut-être même surtout, pour forcer Haïti à faire la lumière sur les trois sombres décennies de «duvaliérisme.»

Certains ont passé des années en prison ou en exil, d'autres ont perdu leurs proches, assassinés par le régime.

«Baby Doc» a été chassé du pouvoir en 1986. Il est rentré au bercail un quart de siècle plus tard, ruiné après avoir dilapidé l'argent volé à son peuple. Théoriquement, il a été placé en résidence surveillée. Mais en pratique, il se baladait librement dans Port-au-Prince, comme si rien ne s'était passé. Pire: il y a même retrouvé des tas de gens convaincus que son séjour à la tête d'Haïti avait été une époque formidable.

C'est là que d'anciennes victimes ont fondé un collectif contre l'impunité et fait appel aux tribunaux. Un premier juge a estimé que «Baby Doc» pouvait être poursuivi pour ses crimes économiques, mais pas pour les violations des droits de l'homme. Décision renversée en février dernier par la Cour d'appel haïtienne, qui a ordonné la réouverture de l'enquête.

Depuis, le processus judiciaire s'enlise. Le juge d'instruction n'a pratiquement pas de moyens. Le gouvernement actuel n'est pas trop pressé d'aller de l'avant avec cette affaire. Pas étonnant quand on sait qu'on y retrouve quelques «ex» de l'époque duvaliériste.

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Qu'arrivera-t-il maintenant que Jean-Claude Duvalier est mort? «On met beaucoup l'accent sur Duvalier, c'est une figure emblématique, mais il n'a pas agi seul, il avait des tas de collaborateurs!», souligne Danièle Magloire, coordonnatrice du Collectif contre l'impunité.

«Jean-Claude Duvalier est mort, mais les autres sont bien vivants», renchérit Michèle Montas. Les autres, ce sont une vingtaine de personnes dont les noms sont déjà cités dans l'acte d'inculpation du dictateur.

«La procédure judiciaire va bien au-delà de Jean-Claude Duvalier», confirme Pascal Paradis, directeur de la branche canadienne d'Avocats sans frontières qui aide les victimes de Duvalier.

Bref, la justice haïtienne a amplement de matière pour suivre son cours, avec ou sans «Baby Doc.» C'est le seul moyen, aujourd'hui, pour sortir des limbes tout un pan de l'histoire de ce pays torturé. Seul moyen de préserver dans la mémoire collective un chapitre qui est en train de tomber dans l'oubli.

Le régime des Duvalier, père et fils, a fait au moins 30 000 morts. «Les victimes ont le droit à la mémoire», plaide Danièle Magloire. Exhumer ce passé, c'est aussi le meilleur moyen d'empêcher qu'il ne se reproduise.

Après quelques jours d'hésitation, le président Michel Martelly a annoncé hier que l'ancien dictateur n'aura pas droit à des funérailles nationales. Franchement, c'est la moindre des choses. C'était déjà assez troublant de le voir hésiter à ce sujet.

Reste à savoir si la justice haïtienne aura les moyens d'aller de l'avant et de juger son régime.