Marie-France Boulet est l'une des sept victimes (parmi les 47) dont on n'a rien retrouvé, mais ce n'est pas tout à fait exact. Dans le cratère de son appartement et de sa boutique de lingerie, on a trouvé des fragments d'os, si peu qu'ils tiennent dans le creux d'une seule main, et même à cela, le bureau du coroner a prévenu qu'il pourrait s'agir aussi des fragments de Richard Veilleux, le locataire du dessus. L'état actuel de la science ne permet pas de les identifier, on sait par déduction que ce sont des petits morceaux de ces deux-là: ils étaient les seules personnes présentes dans cet immeuble près de la track.

Il ne serait pas si scandaleux que leurs fragments s'entremêlent. Richard était l'ancien chum de Marie-France devenu son locataire. Bref les fragments de Richard et Marie-France ont été mis dans une petite boîte déposée au Memorial inauguré samedi dernier au cimetière Sainte-Agnès, en plein centre-ville.

Comment voulez-vous qu'on guérisse? me dit Margot Boulet, la soeur de Marie-France, qui me reçoit dans sa petite maison de la rue Cousineau. De commémoration, en inauguration, en cirque médiatique, comment voulez-vous qu'on guérisse puisqu'on rouvre la plaie chaque fois?

En même temps, se dépêche-t-elle d'ajouter, tout cela doit être fait. Ces commémorations sont les étapes obligées d'un incontournable deuil public.

Mais comment voulez-vous qu'on guérisse?

L'été dernier, on nous a remis une urne avec de la terre et des cendres ramassées dans le cratère de la boutique. Je n'en ai pas voulu. Pauvres de nous, les autres avaient à pleurer qui un corps, qui des morceaux légalement identifiés, il fallait bien nous donner quelque chose à pleurer à nous aussi, les sept-sans-rien, alors on a eu cette petite boîte avec de la terre dedans.

Et maintenant cette autre petite boîte avec des fragments. Ça commence à faire beaucoup pour quelqu'un dont on dit qu'il ne reste rien. Je ne veux pas avoir l'air cynique, je dis seulement qu'il y a deux deuils, il y a celui que chacun fait dans son coeur et dans sa tête et il y a le deuil public, celui pour la mémoire collective. Et l'un est le contraire de l'autre. Les deux sont amour, mais le premier est silence, recueillement, l'autre est tintamarre et franchement je commence à en avoir assez du tintamarre... Et je suis pas toute seule dans cette ville à avoir assez du tintamarre.

Marie-France est présente dans mon coeur tout aussi bien que dans mon quotidien, dans le train-train (si j'ose dire) de ma vie, justement parlant de train, vendredi j'étais sur la galerie, je l'ai entendu, comme avant! Je sais qu'ils ont recommencé à rouler depuis un bon moment mais c'est la première fois que j'en entendais un, son cri, autrefois si familier, est allé se planter au centre de ma douleur.

Ma journée avec Marie-France était le jeudi. J'allais l'aider à la boutique, après nous venions ici, elle s'asseyait dans ce fauteuil et je lui servais un scotch. Non je ne me ressers pas un scotch tous les jeudis. C'est même pas bon du scotch sans Marie-France. Il ne faut rien forcer. Il faut laisser le ressort se retendre petit à petit, laisser la vie revenir, s'accrocher à ses habitudes, la routine a une formidable capacité d'engourdissement. Cet hiver je suis allée en Floride comme d'habitude.

Bref, la vie continue. Voulez-vous une preuve par l'absurde que la vie continue?

J'ai une autre soeur - nous sommes, nous étions 11 soeurs - le 2 janvier, celle dont je vous parle maintenant est allée faire une marche comme d'habitude avec son chien. Le chien est rentré tout seul à la maison. Qu'est-ce tu fais ici, tout seul, s'est étonné mon beau-frère. Il est allé voir. Il a trouvé sa femme, ma soeur, morte d'une crise de coeur.

Vous voyez bien que la vie continue puisque les gens recommencent à mourir comme avant.

Le fond de la chose

La dernière fois que j'ai vu, on ne voyait rien. Trop de fumée. Aujourd'hui on voit tout. On ne peut toujours pas y aller mais on voit le trou où il y avait le Musi-Café, on voit le bureau de poste, et toutes les autres bâtisses encore debout. On dirait un décor de cinéma. Ça sent encore un peu le vieux pétrole, mais pas trop.

Le plus fascinant est cette montagne de terre que des pelleteuses chargent dans d'immenses camions qui vont la mener pas très loin, où elle se fera décontaminer. Les camions reviennent se faire recharger dans une noria qui dure toute la journée, toute la semaine, depuis des mois et pour des mois encore. Le plus fou est que, lorsqu'elle sera décontaminée, ils rapporteront cette terre qui est proprement le fond du centre-ville de Lac-Mégantic. On n'y pense pas: ça prend un fond.

Ils en sont là: à retirer le fond. Puis il faudra le nettoyer. Puis le remettre. Oh non ce n'est pas bientôt fini.

Le plus étonnant était le train. Il y avait un train oui, c'était vers midi, jeudi. Juste quatre wagons de marchandises. Il arrivait de Nantes, comme l'autre. Il a fait tchou-tchou en arrivant à la rue Dollard.

Oui, il a osé faire tchou-tchou.

De l'autre train, le meurtrier, il reste un wagon - un des 72 - comme à l'abandon dans le parc industriel. Un de ces wagons-citernes DOT-111 dont on s'est beaucoup demandé s'ils étaient vraiment conçus pour le transport du pétrole. Bref, ce seul et unique wagon du train «original» est sur le bord de la rue Villeneuve, on a écrit dessus en grosses lettres blanches: lavé, vidé, inspecté, j'en parle seulement parce qu'il est voisin d'un fabricant de monuments funéraires, ses roues sont à deux pas des tombes.

Il n'y avait que le hasard à pouvoir se permettre ce genre d'humour très noir.

Attente

Quel est le verbe le plus conjugué à Lac-Méganic d'après vous? Pleurer? Non! C'est «attendre». J'attends, vous attendez, ils attendent. Ils sont tannés d'attendre, vous n'imaginez pas.

Comme on dit Paris-sur-Seine on dit maintenant Lac-Mégantic-sur-Attente.

Vous attendez quoi madame?

Des sous bien sûr.

De qui?

De différents fonds d'aide.

Qui attendent quoi pour vous aider?

Ils attendent une réponse de la Sécurité civile, c'est le cas de nombreux commerçants de la zone rouge. On parle ici de gens qui avaient des commerces qui ont été soit détruits, soit contaminés (et qu'ils faudra détruire), dans tous les cas on parle de bâtiments à l'abandon depuis un an.

Pourquoi la Sécurité civile vous fait-elle attendre? Vous croyez à de la mauvaise volonté?

Pas du tout.

À de l'incompétence?

Non plus. Je crois à une certaine lourdeur administrative, je crois surtout à la complexité de chacun des dossiers à traiter, ajoutez que le changement de gouvernement n'a pas accéléré les choses...

Elle s'appelle Marie-Claude Verdo elle était copropriétaire du restaurant, Le Ariko, une bonne table (il n'en pleut pas à Mégantic) formule bistrot, situé dans la première bâtisse de la zone interdite, toujours debout, mais qu'il faudra démolir: il y avait un pied de pétrole dans la cave.

Vous n'avez rien reçu depuis un an?

J'ai reçu mes assurances pour les pertes d'équipement et pertes dites d'améliorations locatives, 102 000 $. C'est pas avec ça que je peux me repartir un autre restaurant. J'ai l'oeil sur une maison dans le quartier Fatima qu'il faudra aménager, un projet de plus de 500 000 $, il faut que je me décide là, tout de suite, mais où vais-je prendre l'argent? Notre resto marchait super bien, on donnait de la job à une douzaine d'employés, un train est venu tout foutre en l'air, ce que je demande c'est de retrouver ce que j'avais, ce que je demande c'est de resservir mes tartares et mes jarrets d'agneau... J'ai bien peur que ce ne soit pas demain.

Tourisme, vraiment?

Je voulais rencontrer les responsables du Centre local de développement, je me suis retrouvé, erreur d'aiguillage, devant le monsieur responsable du tourisme, fort sympathique par ailleurs, mais moi le tourisme...

Du tourisme en ce moment à Lac-Mégantic? Avec la rue Laval - la rue principale - en construction, les détours, les routes de contournement pour éviter la zone rouge, les chantiers, les camions, disons-le le plus gentiment possible: c'est un tout petit peu le bordel en ce moment à Lac-Mégantic et c'est pas tout la faute de la catastrophe... Ces travaux routiers ne pouvaient-ils pas attendre que l'autre chantier, celui que l'on sait, se termine?

Lac-Mégantic ces jours-ci? Seulement comme camp de base - le logement y est plus abordable que dans les auberges de la région - comme camp de base disais-je, pour explorer la région, surtout les parcs nationaux de Frontenac et du mont Mégantic.

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, LA PRESSE

Margot Boulet a perdu une soeur dans la tragédie. 

L'esprit de la chose

Je loge à l'Auberge et chalets sur le lac. L'enseigne sur la 161 est à Lac-Mégantic mais pour quelques pieds, l'auberge est à Frontenac, c'est pour ça que Félix Provost, le propriétaire n'est pas tombé dans la marmite des fonds d'aide, des subventions, rien, il a rien eu. Il s'est lancé pareil.

Félix se construit un restaurant qui devrait ouvrir dans trois semaines, ça va s'appeler le Capitaine Provost, on y mangera des fruits de mer. Pour l'instant il est dans le tirage des joints et la peinture, il court partout, là il part pour Québec acheter un poêle qu'il a trouvé sur Kijiji, puis il continuera à Montréal pour d'autres fournitures...

Pas un poêle pour faire la cuisine, une cuisinière comme dans l'ancien temps, une décoration en même temps, avec de la céramique rose, c'est tellement laitte de la céramique rose que ça va être beau... c'est une vieille dame qui me le vend, mais vieille là, plus de 70 ans...

Hein? Plus de 70 ans?

Pourquoi?

Rien, continuez. Quel lien avec la catastrophe?

C'est ce qui m'a donné envie de bouger, de participer, d'être dans l'esprit de la chose, de la reconstruction.

Les gens d'ici ont la même réputation que leurs voisins beaucerons de ne pas avoir leurs deux petits pieds dans le même sabot, mais sont plus gentils que les Beaucerons et ils ne disent pas que c'est eux qui ont inventé la PME.

Reconstruction

Le sobre monument à la mémoire des 47 victimes se dresse au bout de l'allée centrale du cimetière Sainte-Agnès, une dame est assise sur un des deux bancs (moi sur l'autre, je lis). Arrive une auto qui stationne quasiment au pied du monument, une dame, même âge, même look que celle sur le banc en descend avec une gerbe de fleurs, la dépose sur la dalle, remonte aussitôt dans l'auto dont elle n'avait pas coupé le moteur et repart... Elle aurait pu aussi bien livrer une pizza, mais c'était des fleurs en plastique.

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La reconstruction de Lac-Mégantic a donné envie à l'hôtelier Félix Provost de fonder un restaurant.

La dame sur le banc s'est levée, a froissé entre ses doigts les pétales artificiels de la gerbe, elle a dit: maudites fleurs en plastique ça devrait être interdit, et elle est partie à pied avant que je puisse l'entreprendre.

Au pied du mémorial, la moitié des fleurs sont naturelles, et la moitié sont en plastique. Il me vient qu'au pied de sa catastrophe, Lac-Mégantic aussi, est déchiré entre plastique et naturel.

Les «plastique» sont en train de gagner la bataille de la reconstruction. Ils ont déjà gagné la bataille de la nouvelle rue Papineau et de ses beiges condos commerciaux au look western. Ils ont gagné la bataille de ce nouveau quartier qui aligne ses bâtisses carrées devant le Centre sportif.

J'ai bien l'impression que les «plastique» vont gagner aussi la bataille de la zone rouge, un gros hôtel, un parc, des bancs design, rien qui fasse de l'ombre au Subway et autre Dollarama de la rue Papineau.

On peut penser à Brel aussi. Je vous ai apporté des bonbons. À Lac-Mégantic aussi il y a des gens qui ont apporté des bonbons, parce que les fleurs c'est périssable.

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Un monument a été érigé à la mémoire des 47 victimes de la tragédie.