Le Nouvel Observateur l'a décrit comme un conseiller occulte du Kremlin, le «Raspoutine de Poutine».

Les experts le voient plutôt comme un intellectuel mystique, froidement utilisé par le président russe.

Mais peu importe, au fond, qui utilise qui. Le personnage d'Alexandre Douguine, ce sociologue russe à la barbe parsemée de gris, est un phénomène en soi. Et aujourd'hui, ce phénomène est incontournable.

Longtemps marginal, cet ultranationaliste est omniprésent dans les médias russes, largement contrôlés par le Kremlin. Et la crise ukrainienne, qu'il commente abondamment sur Twitter, l'a propulsé encore plus au premier plan.

«Pour réagir à ce que ces salauds ont fait à Odessa, il n'y a qu'une manière: tuer, tuer, tuer...», a-t-il gazouillé au lendemain de l'incendie dans cette ville du sud de l'Ukraine, où quelques dizaines de militants prorusses ont perdu la vie, le week-end dernier.

Autre message, appelant carrément à l'invasion de l'Ukraine: «On pourrait bien sûr attendre. Mais je suis convaincu que ça ne sert à rien. Le temps est venu: à l'Ouest!»

Aux yeux d'Alexandre Douguine, le gouvernement de Kiev est une «junte composée de tueurs sans circonstances atténuantes», des gens qui font «l'apologie du génocide».

Clairement, l'homme ne fait pas dans la nuance. À 52 ans, ce professeur d'une université moscovite n'est pas un nouveau venu dans le paysage intellectuel de la Russie. Ce qui est nouveau, c'est la tribune dont il dispose depuis quelques années. Et sa convergence avec la politique actuelle de Vladimir Poutine.

«Alexandre Douguine est un homme étrange, un peu fou, un conservateur avec d'énormes ambitions», résume Mikhaïl Minakov, politologue à l'Université Mohyla, à Kiev.

«Il croit à la grandeur de la Russie, au rôle majeur de la Russie face à la décadence de l'Occident», ajoute l'expert québécois Jacques Lévesque.

Alexandre Douguine adhère au camp «anti-occidental, en lutte contre le néolibéralisme fondé sur le culte de la rationalité individuelle», précise Yann Breault, spécialiste de la Russie rattaché à l'UQAM.

Et le principal instrument de ce combat, selon Alexandre Douguine, c'est la poursuite d'une union eurasienne pour faire contrepoids au monde unipolaire dominé par les États-Unis et l'OTAN.

Au départ, Alexandre Douguine n'avait pas beaucoup d'atomes crochus avec Vladimir Poutine. En 2004, à l'époque de la «révolution orange» qui avait forcé la reprise d'une élection présidentielle frauduleuse en Ukraine, Alexandre Douguine avait reproché à Moscou d'avoir «trop facilement lâché le morceau», selon les mots de Yann Breault.

Mais depuis, le monde a changé. Et Vladimir Poutine aussi. La guerre contre l'Irak a sonné le début d'un refroidissement entre Moscou et Washington. Et sur le plan interne, le «tsar» Poutine n'a pas digéré sa perte de popularité, qui s'est exprimée dans les manifestations populaires de 2011.

Le «kit idéologique» fourni par Alexandre Douguine et les adeptes de l'«eurasisme» est un formidable outil permettant de répondre à la fois aux critiques internes et à l'arrogance de Washington.

Dès lors, Poutine penche de plus en plus vers la ligne idéologique de Douguine.

Concrètement, cela donne une croisade contre les ONG occidentales, accusées d'exporter leurs politiques amorales. Ça donne des politiques conservatrices sur le plan social, notamment à l'égard des homosexuels. Ou encore cette loi incroyable, adoptée pas plus tard qu'hier, qui interdit l'emploi de jurons à l'écran, sur scène et dans les médias, sous peine d'amendes salées.

Ça donne aussi de nouvelles alliances avec l'extrême droite européenne, qui pourfend également le déclin moral occidental.

Ça donne aussi, et surtout, le projet d'union économique eurasienne, où Moscou voudrait bien intégrer l'Ukraine - au lieu de la laisser dériver vers l'Europe.

Tout ce virage idéologique a aussi des conséquences que l'on pourrait appeler géographiques. Le 17 avril dernier, Vladimir Poutine a employé pour la première fois le mot «Novorossiya», ou Nouvelle Russie - terme qui fait référence aux terres conquises par Catherine la Grande au XIXe siècle, incluant l'est et le sud de l'Ukraine. Une escalade verbale sans précédent, selon Jacques Lévesque.

Jusqu'où le président russe est-il prêt à aller? Où s'arrête la bravade et où commence la guerre? Comme c'est le cas depuis le début de la crise ukrainienne, les avis divergent à ce sujet. Et il n'y a personne pour prétendre lire avec précision dans l'esprit de Vladimir Poutine...

Mais ce qui est clair, c'est que la thèse d'une confrontation Est-Ouest dénuée de tout fondement idéologique ne tient pas la route. Que ce soit par opportunisme ou par croyance personnelle, de plus en plus, Vladimir Poutine est porté par une idéologie. Et le chantre de cette idéologie, c'est Alexandre Douguine.