Une bonne affaire, la fin du monopole d'État par la privatisation de la vente d'alcool?

L'idée revient périodiquement, suivant les cycles déficitaires du gouvernement du Québec, et elle compte de nombreux adeptes. Pour ma part, j'y vois plus d'inconvénients que d'avantages.

Autant la SAQ peut me décevoir, souvent, par son manque chronique de créativité, par son marketing lourd et prévisible, par ses ventes répétitives des mêmes produits génériques, par le manque d'audace dans ses promotions, par ses prix absurdes sur les champagnes, autant je lui trouve d'indubitables qualités.

Entre autres, l'accessibilité d'un éventail assez large grâce à un vaste réseau de succursales, des prix, généralement, dans la bonne moyenne nord-américaine, les conseils d'employés bien formés et très allumés, ses SAQ Dépôt (pour économiser sur les vins courants et les mousseux, en plus de trouver parfois de grands vins vendus au rabais), ses sections «Cellier» de mieux en mieux pourvues et, enfin, après des années de plaintes, une politique amicale de retour des vins défectueux.

Oui, mais, disent certains, l'État n'a rien à faire dans la vente d'alcool, le privé le ferait mieux et l'avènement de la concurrence se traduirait par une baisse des prix. Voyez l'Alberta, disent-ils, qui a privatisé son monopole il y a 20 ans.

Oui, bien, justement, le modèle albertain, que je connais bien pour fréquenter cette province depuis une vingtaine d'années, prouve, au contraire, que la fin du monopole d'État n'est pas nécessairement une bonne affaire pour les consommateurs.

D'abord, hors de Calgary et d'Edmonton, les points de vente se font plutôt rares, ils sont souvent crados et mal tenus par des gens qui n'y connaissent rien. Et vous n'y trouverez que des «blockbusters» américains, quelques français ou italiens vendus à des prix prohibitifs et des vins de glace canadiens dont les touristes chinois et japonais sont si friands.

Même dans les grandes villes, il faut savoir où aller. Les boutiques, même très belles, offrent un choix relativement limité. Si vous cherchez un Barolo pour accompagner votre osso buco, vous devrez peut-être traverser Edmonton ou Calgary parce que votre caviste le plus près fait plutôt dans le Nouveau Monde.

Au-delà du choix, du service et de la disponibilité des produits, les considérations politiques et financières entrent aussi en jeu. L'Alberta est assise sur une nappe de pétrole. Elle n'a pratiquement pas de dette, elle n'impose pas de taxe de vente provinciale et ses citoyens paient tous 10 % d'impôts (flat rate tax). Dans ces conditions, il est plus facile pour un gouvernement - surtout pour un gouvernement de droite dont le credo est de réduire la taille de l'État - de se retirer de la vente d'alcool.

Au Canada, l'Alberta est une exception.

Le Québec, avec sa dette colossale, avec ses programmes publics généreux et ses tarifs relativement bas (il n'y a pas de CPE à 7 $ par jour en Alberta!), peut-il vraiment se priver du milliard de profits (prévisibles et récurrents) que lui rapporte la SAQ?

Bien sûr, Québec ferait un gros coup de fric en vendant la SAQ, ce qui est tentant en période d'encre rouge, mais ce serait, comme le dit le vieux conte, tuer la poule aux oeufs d'or.

L'Ontario y a aussi pensé. L'ex-premier ministre conservateur Mike Harris a même promis de privatiser la LCBO (l'équivalent, en plus gros encore, de la SAQ) dans les années 90, mais il a finalement reculé devant des études qui démontraient que sa province avait plus à perdre qu'à gagner.

La Colombie-Britannique a quant à elle adopté un système mixte, permettant à des détaillants privés de vendre certains vins, mais l'État a gardé les produits les plus populaires pour ses boutiques.

François Legault, chef de la Coalition avenir Québec, a lancé - quoique timidement - l'idée durant la dernière campagne électorale, sans toutefois s'étendre sur le sujet.

Le principal problème avec un tel projet de privatisation (SAQ ou LCBO), c'est d'établir le véritable prix d'une pareille vache à lait. Là-dessus, les spécialistes semblent avoir du mal à s'entendre. En Ontario, il y a quelques années, le prix théorique de la LCBO se situait quelque part entre 6 et... 16 milliards!

Il faut ensuite trouver un ou des preneurs capables d'avaler un tel morceau. Au moment où l'État essaie de protéger les trop rares entreprises québécoises des griffes des investisseurs étrangers, qui peut garantir qu'un monstre comme la SAQ ne se retrouverait pas entre les mains d'un géant américain ou chinois de la finance?

Et puis, jusqu'où l'État peut-il imposer des conditions pour préserver les emplois (7500 à la SAQ), les succursales (plus de 400), surtout celles en région, l'accessibilité et la disponibilité des produits partout au Québec? On vend à la pièce? Par région? En plusieurs blocs?

Ça marche très bien dans plusieurs États américains, notamment en Floride, plaideront certains. Vrai, on trouve en Floride des boutiques énormes et accueillantes (comme Total Wine) et Costco vend de grands vins à prix imbattables. Le marché floridien est toutefois plus vaste et plus riche que le nôtre et les programmes sociaux publics ne sont pas comparables à ceux du Québec.

Un dernier point: la responsabilité sociale de l'État, héritée de la fin de la prohibition. On reproche déjà au gouvernement de viser le rendement, quitte à pousser un peu trop le bouchon de la consommation.

Rien ni personne ne nous dit que le privé serait moins gourmand.