Vous souvenez-vous de l'inélégant «Fuck Europe» par lequel une adjointe du secrétaire d'État américain, Victoria Nuland, avait réglé le cas de la contribution européenne au règlement de la crise ukrainienne?

Ce juteux extrait d'une conversation entre Mme Nuland et l'ambassadeur des États-Unis à Kiev, Geoffrey Pyatt, était mystérieusement apparu sur le web au début de février, causant une commotion diplomatique.

Le reste de la conversation a été moins médiatisé. Il est pourtant beaucoup plus édifiant. On y entend les deux diplomates discuter de l'avenir politique de l'Ukraine.

«Je ne pense pas que Klitsch devrait entrer au gouvernement», dit Victoria Nuland, évoquant l'un des trois leaders de l'opposition ukrainienne, le boxeur Vitali Klitschko, par ce sobriquet de son cru.

«Ouais, laissons-le à l'extérieur», opine Geoffrey Pyatt.

Mme Nuland revient alors avec une autre suggestion: «Je pense que Iats est le gars avec l'expérience économique.» Iats, c'est Arseni Iatseniouk, l'ancien banquier qu'elle imagine bien au poste de premier ministre.

Cet échange (que l'on peut lire ici) est fascinant, ne serait-ce que parce qu'il nous fait entrer dans l'intimité de deux diplomates de haut rang, discutant de la plus importante crise internationale de la décennie comme s'ils étaient en train de choisir les invités de leur prochain cocktail.

Mais faut-il y voir le signe d'une machination américaine visant à orchestrer un coup d'État et attirer l'Ukraine dans le camp occidental?

C'est ce que croient les adeptes d'une théorie qui circule ces temps-ci sur des sites d'information comme mondialisation.ca, mais aussi dans un journal comme The Guardian, sous la plume du commentateur de gauche Seumas Milne.

Ces analystes voient la main des néoconservateurs américains derrière la révolte ukrainienne. Ils auraient agi dans l'ombre pour mettre fin au rapprochement entre Washington et Moscou.

Ils auraient «attisé les flammes de l'agitation» et participé au renversement d'un président démocratiquement élu, pour affaiblir la Russie et assurer l'emprise occidentale sur les routes du gaz et du pétrole.

Victoria Nuland est allée jusqu'à encourager les désordres dans les rues en distribuant des biscuits aux manifestants, déplore l'un de ces critiques, sur ConsortiumNews.com - tout ça pour fomenter un coup d'État contre Ianoukovitch.

Plusieurs lecteurs m'ont écrit récemment pour attirer mon attention sur cette interprétation des faits, certains ajoutant même à la recette du complot les incontournables agents du Mossad! Au coeur de leur argumentation: le célèbre échange Nuland-Pyatt.

Mais cette conversation dit-elle vraiment ce qu'on essaie de lui faire dire? Pas du tout, répond le spécialiste de l'Ukraine Dominique Arel, qui tient à situer le coup de fil dans le temps.

Car au moment où Mme Nuland envoie cavalièrement paître l'Europe, l'ex-président Viktor Ianoukovitch vient d'accepter, pour la première fois, de discuter avec l'opposition, après avoir échoué à la mater dans le sang.

C'est lui qui a l'idée d'offrir le poste de premier ministre à «Iats» et celui de vice-premier ministre à «Klitsch» - mais les deux hommes refusent l'offre, ne voulant pas se compromettre avec ce leader corrompu jusqu'à l'os.

«Les Américains parlaient à Ianoukovitch, à ses conseillers, ils parlaient à l'opposition et avaient bien sûr leur idée sur le dénouement optimal», souligne Dominique Arel. Mais la médiation est-elle de l'ingérence? Et puis, les choses ne tournent même pas comme ils le prévoient à ce moment-là.

Quand une entente est enfin conclue, fin février, permettant à Ianoukovitch de garder son siège, mais le forçant à céder sur tout le reste, c'est à l'issue d'un sprint de négociation conduit par des ministres européens. Cette fois, ce sont les manifestants qui rejettent le projet, exigeant le départ du président.

Et quand, un massacre plus tard, celui-ci finit par prendre la fuite, c'est parce que ses forces de sécurité ont déserté la capitale. Ce n'est quand même pas la CIA qui a fait disparaître la police du centre-ville de Kiev!

Alors, coup d'État contre un président élu? Ou fuite d'un président qui a concentré pouvoirs et richesses entre ses mains, à un point tel qu'il a fini par tout perdre?

Je ne dis pas que les critiques des politiques occidentales ont tout faux. Les États-Unis et l'Europe ont des intérêts à défendre en Ukraine - tout comme la Russie.

Mais la thèse du complot répond par une équation binaire à une autre équation binaire. Elle présume que Moscou ne fait que réagir aux «ignominies» américaines.

Mais surtout, elle est terriblement insultante pour les milliers d'Ukrainiens qui ont eu le courage de défendre un rêve de démocratie et de liberté, malgré la répression, les kidnappings et les balles.

L'Ukraine n'est pas sortie du bois. L'extrême droite est présente dans le gouvernement provisoire, ce qui ouvre la porte à de nombreux dérapages. Il reste une nouvelle Constitution à écrire. Il doit y avoir une élection présidentielle en mai. Et des élections législatives, dans un horizon indéfini.

Mais d'ici là, le véritable danger qui pèse sur l'Ukraine, ce n'est pas la menace d'une ingérence américaine, mais bien celle, bien concrète, d'une intervention militaire de Moscou, qui pourrait se solder par un dépeçage du pays, voire une guerre civile.