On parlera de rien aujourd'hui, cela vous va? Moi, ça me repose. Surtout quand, la veille, j'ai parlé de quelque chose et que je reçois plein de courriels qui me disent: as-tu lu Cassivi1?

Je ne peux pas tout faire en même temps. Vous lire et lire Cassivi. À la vérité, j'ai un peu peur, le lisant, de me fâcher avec lui. Cassivi est un des très rares amis qui me restent et... et je déconne, je l'ai lu, bien sûr. Je m'excuse d'avance, Marc, de t'interpeller à travers Finkielkraut, d'ailleurs je t'entends déjà crier d'ici... je sais, je sais, moi aussi, Finkielkraut... mais as-tu lu les extraits que publie Le Point de son nouveau livre - pas encore rendu ici -, L'identité malheureuse? C'est pas tout mauvais.

Sur l'islamophobie, justement, le sujet de ta chronique:

«L'islamophobie véritable consisterait à dire: votre religion est incompatible avec notre identité, vous n'avez rien à faire ici. Cette attitude doit être combattue avec la dernière énergie.»

Je te félicite, Marc, tu as combattu avec la dernière énergie. Mais attends, c'est pas fini, après «avec la dernière énergie», Finkielkraut met une virgule et ajoute: «mais nous avons le devoir, en vertu des mêmes lois de l'hospitalité, d'exiger le respect de nos règles et de nos valeurs». Autrement dit, si t'aimes pas le fond de l'air d'ici, peut-être que tu aimerais plus celui de la Saskatchewan.

Là-dessus - sur le respect du fond de l'air -, je t'ai trouvé plutôt timide. Anyway. J'espère que tu ne me soupçonnes pas d'islamophobie. Tiens, je vais te dire un secret, chut: j'ai une amie arabe. Oui, monsieur, arabe. Pas musulmane, mais quand même, arabe, c'est un bon début, non? Je pense que tu la connais d'ailleurs, si tu la croises avant moi, tu l'embrasses.

***

Je disais qu'on parlerait de rien parce que ça repose, c'était une blague. Parler de rien est épuisant. Et pas tendance du tout.

J'ai gardé le courriel d'un lecteur (François Turcotte) qui va ainsi: «On dirait qu'on ne peut plus juste lire et comprendre l'information, il faut la commenter. Cela me rappelle les lignes ouvertes de la radio AM de ma jeunesse mais en version tablettes numériques et téléphones intelligents»...

Dans sa limpidité, cette note résume ma grande fatigue non pas de l'actualité, mais de l'incessant blablabla qui vient avec.

Auquel j'ajoute le mien, je sais bien. D'où mes soudains accès de désespoir. J'ai toujours sur moi un carnet et une petite enregistreuse un coup qu'il me viendrait une idée, une réflexion, un commentaire, quelque chose à ajouter justement au blablabla environnant.

Je vais vous raconter une honte minuscule qui m'est venue cet été au festival de la tarte aux pommes de Stanbridge East.

Le plus court des festivals de l'été, toujours le dimanche qui suit la fête du Travail, de 13 heures à 16 heures, à 16 heures, c'est fini faute de tartes aux pommes - je vous le demande, que serait un festival de la tarte aux pommes sans tartes aux pommes?

On avait dressé le chapiteau dans la cour du musée Missisquoi, un orchestre jouait Quand le soleil dit bonjour aux montagnes, un paysan promenait les enfants dans une carriole tirée par un couple de Guernesey pairés par un joug double, les Guernesey sont des boeufs si grands qu'on dirait un peu des mammouths. Les enfants étaient aux anges. Un de ces magnifiques dimanches d'été... en plein automne.

Il fallait acheter un coupon qui donnait droit à une part de tarte et à sa boule de crème glacée, on allait ensuite s'asseoir à une des grandes tables de pique-nique, je me suis retrouvé à côté du pasteur anglican d'Iron Hill, mais peut-être fallait-il dire révérend plutôt que pasteur, ou ministre, je le lui ai demandé, j'ai sorti mon carnet pour le noter. Un coup parti, j'ai noté les Guernesey, l'orchestre, l'enclos avec des bébés lamas. Quand j'ai levé la tête, j'avais sur moi le regard d'une dizaine de personnes...

C'est la courte honte dont je parlais.

Pris encore une fois en flagrant délit, pris à noter la vie plutôt qu'à la vivre.

Vous savez combien ça fait d'années que j'ai mangé une tarte aux pommes sans me demander ce que je pourrais bien en dire?

Incidemment, celle-ci était délicieuse. C'est écrit dans mon carnet.

ÉLECTIONS MUNICIPALES - Les lettrés, les fans de Camus et les profs de journalisme (plus que les profs de littérature) aiment citer les premiers mots de La peste qui introduisent si efficacement les 300 pages qui vont suivre: «Le matin du 16 avril, le docteur Bernard Rieux sortit de son cabinet et buta sur un rat mort, au milieu du palier.»

Sauf que ce ne sont pas les premiers mots. Quelques pages les précèdent, sorte d'avant-propos dans lequel Camus plante le décor de son récit: Oran en Algérie. Oran, ville ordinaire où l'on s'ennuie, dit-il. Il en dresse un portrait qui ne distingue en rien Oran de milliers d'autres villes dans le monde, ce dont Camus convient bien volontiers, ajoutant, et c'est là bien sûr qu'il voulait en venir, ajoutant: «Mais il est des villes et des pays où les gens ont, de temps en temps, le soupçon d'autre chose.»

Il ne sera pas plus précis: autre chose. Pas plus qu'il ne s'expliquera sur la phrase qui suit: «En général, [l'autre chose] ne change pas leur vie. Seulement il y a eu le soupçon et c'est toujours cela de gagné.»

Le soupçon de quoi? Cela n'est pas dit et c'est très bien ainsi.

C'est ce qui manque le plus dans cette campagne électorale municipale: un soupçon d'autre chose. Les quatre principaux candidats à la mairie de Montréal se proposent de faire de Montréal une ville tout à fait moderne. Et sans aucun soupçon. On les félicite.

Si, au matin du 4 novembre, vous butez sur un rat mort au milieu de votre palier (ou à la une de votre journal préféré), n'allez pas penser que la peste s'en vient. Mais l'ennui sûrement.

1. lapresse.ca/indignation